Un blog pour se remuer les neurones et se secouer les fesses !
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jeudi 12 août 2010

UN AMOUR (Un Amore) de Dino BUZZATI, 1963 (ITALIE)


Un livre qui fait mal (tandis qu'un Amour de Swann fait rire sur exactement le même sujet : la perdition d'un homme dans un amour non-réciproque).
Au niveau du style précisément, c'est du Proust version moderne : le mimétisme de la pensée prime sur la ponctuation.
Nous sommes dans le cerveau du narrateur qui souffre, nous sommes dans son cœur qui saigne en discontinu, d'aimer à en être malade une jeune femme qui ne lui donnera jamais d'affection en retour.
Une belle prostituée vénale en pleine fleur de l'âge, dont il est amoureux ; tombé fou amoureux.
Lui est architecte, la quarantaine, bourgeois, petit-bourgeois à la vie tranquille à Milan.
L'écriture imite donc la maladie, le rythme des pensées obsessionnelles maladives, qui fusent de partout et tout le temps,  pour mieux faire mal. 
Nous assistons, impuissants lecteurs, à la déchéance d'un homme sensé, intelligent, qui a de la culture et de l'argent ; qui perd goût à la vie ; à son travail ; à ses amis et n'est heureux que lorsqu'il la voit, elle, Laïdé (qui lit Mickey), devenue contre son gré, sa seule et unique raison de vivre.
Pour elle, il s'humilie sans cesse, allant jusqu'à se déplacer souvent pour donner la pâté au chien de mademoiselle pendant qu'elle couche avec d'autres et que lui attend, comme un con pendant des heures et des heures, en ruminant contre lui-même et son manque de courage, de virilité.
Il est lucide, c'est juste qu'il n'arrive pas à agir en conséquence, parce que cette lucidité le rend très  malheureux alors que VOIR Laïdé le rend heureux.
C'est un livre poignant qui n'a nulle morale possible : le héros a sans cesse essayé de sortir de cet enfer, a mille fois pensé à tout arrêter ; mais il n'y est pas arrivé.
La personne qui le jugera aura juste eu la chance de ne jamais tomber amoureux de cette façon, la plus pathétique qui soit pour quelqu'un d'intelligent qui se respecte.

Bon, je l'ai fini chez Ezgi, à 3h du mat à Gênes, le mercredi 12 août. J'ai des passages très longs à recopier donc, je vais mettre beaucoup de temps, je le ferai au fur et à mesure...

« Grand Dieu ! était-il donc possible qu’il ne parvînt pas à penser à autre chose ? son esprit demeurait fixé là, toujours sur le même discours déchirant, et à la hauteur du Palais di Brera il se sentit pris de panique car il a compris en cet instant précis qu’il était totalement malheureux sans aucune possibilité d’en sortir, une chose absurde et idiote, mais pourtant tellement vraie et intense qu’il ne trouvait plus d’apaisement.
Il s’aperçoit désormais, pour autant qu’il tente de se révolter, qu’elle le persécute en pensée jusque dans les plus minuscules moments de la journée, chaque chose personne situation lecture souveir le reconduit vers elle de façon foudroyante par de tortueux et méchants détours. Une sorte de feu intérieur, en pleine poitrine, au plexus solaire, une tension immobile et douloureuse de tout son être, comme lorsque d’un moment à l’autre peut arriver une chose épouvantable et que l’on reste là courbé par le spasme, l’angoisse, l’humiliation, le besoin impérieux et désespéré, la faiblesse, le désir, la maladie tout cela tout ensemble mêlé, agglutiné, une souffrance compacte et totale. Et l’on comprend que c’est une histoire ridicule, insensée et ruineuse, que c’est le classique piège dans lequel tombent les poires de province, qu’il ne se trouverait personne pour ne pas vous traiter d’imbécile, et qu’en conséquence on ne peut attendre de personne ni consolation, ni aide, ni pitié l’aide et la consolation ne peuvent venir que d’elle mais elle se moque bien de lui, non par méchanceté ou par goût de la faire souffrir, mais parce que pour elle il n’est qu’un client, comme les autres, au reste, qu’en sait-elle, Laïdé, de cet amour qu’a Antonio pour elle ? elle ne peut même pas se l’imaginer une seconde, un homme d’un milieu tellement différent, un homme de presque cinquante ans. Et les autres ? sa maman, ses amis ? Quelle catastrophe s’ils le savaient. Et pourtant à cinquante ans aussi on peut se retrouver comme un petit enfant, aussi faible éperdu épouvanté qu’un petit enfant qui s’est égaré dans l’obscurité d’une jungle. L’inquiétude, la soif, la peur, l’émoi, la jalousie, l’impatience, la désespérance. L’amour !
Prisonnier d’un amour faux et trompeur, le cerveau ne lui appartenant plus, Laïdé y avait pénétré et le lui desséchait le lui mangeait. Dans le moindre repli caché de ce cerveau dans sa plus infime retraite aussi souterraine fût-ekke, partout où il pouvait tenter de se replier pour trouver un instant de répit, n’importe où, tout au fond, il la trouvait toujours ; elle ne le regarde même pas, elle s’aperçoit même pas de sa présence, accrochée dans d’impudiques danses se laissant tripoter de partout par un partenaire dégoûtant et malpropre, elle se déshabille sous les yeux du chef comptable Fumaroli qu’elle connaît depuis une minute à peine, elle, malédiction ! toujours elle, sauvagement installée dans son cerveau, et qui de son cerveau regarde tous les autres, téléphone aux autres, joue et fornique avec les autres, entre sort et s’en va toujours dans une frénétique agitation curant à ses rendez-vous ses affaires et ses mystérieux trafics.
Et tout ce qui n’était pas elle, tout ce qui ne la concernait pas, tout le reste du monde, le travail, l’art, la famille, les amis, les montagnes, les autres femmes les milliers et milliers d’autres femmes splendides, et même beaucoup plus belles et plus sensuelles qu’elle, de tout cela plus rien ne lui importait, que tout cela aille au diable, elle seule elle seule, Laïdé, pouvait le soulager de cette insupportable souffrance et point n’était besoin qu’elle se laissât posséder ni même qu’elle se montrât particulièrement gentille, il suffisait qu’elle fût avec lui, près de lui, qu’elle lui parlât et qu’au moins pour quelques minutes même si c’était contre sa volonté elle se rendît compte qu’il existait, c’était seulement dans ces trop brefs instant de répit qui ne survenaient que rarement et duraient le temps d’un soupir, seulement alors qu’il trouvait la paix.
Cette fournaise dans sa poitrine s’apaisait, Antonio redevenait lui-même, son intérêt pour la vie le travail retrouvait un sens, les mondes poétiques auxquels il avait dédié sa vie recommençaient à resplendir de leurs antiques charmes et un indescriptible soulagement se répandait dans tout son être.
Sans doute savait-il qu’elle s’en irait bientôt et que presque aussitôt le malheur l’agripperait à nouveau, il savait qu’ensuite ce serait pis encore, cela ne faisait rien, cette sensation de libération était à ce point grande, totale, que pour l’instant il ne pensait plus à rien d’autre. »
Chapitre 14, p.113 à 116.

« Il avait souvent entendu raconter, la plupart du temps par des hommes plutôt âgés, qu’ils devenaient les esclaves d’une femme seulement parce que cette femme savait leur procurer la jouissance et pas les autres. Une sorte d’envoûtement sexuel. Il s’était demandé au commencement s’il ne lui arrivait pas quelque chose de ce genre. Il a bien compris malheureusement que son est totalement différent et de beaucoup plus grave. S’il s’était seulement agi (là y a un pb de traduction, non ?) d’un lien sexuel, il n’aurait pas eu besoin de s’inquiéter. Tout pouvait s’arranger, avec une fille de ce genre, dans un simple rapport entre donner et avoir. (…)
Non. Il l’aimait pour elle-même, pour ce qu’elle représentait de féminin, de caprice, de jeunesse, de simplicité populaire, d’effronterie, de liberté, de mystère. Elle était le symbole d’un monde plébéien, nocturne, joyeux, vicieux, ignominieusement intrépide et sûr de soi qui fermentait d’une vie insatiable auprès de l’ennui et de la respectabilité des bourgeois. Elle était l’inconnu, l’aventure, la fleur de l’antique cité germant dans la cour d’une vieille maison mal famée avec comme engrais les souvenirs, les légendes, les misères, les péchés, les ombres et les secrets de Milan. Et bien qu’elle eût été déjà piétiné par beaucoup, elle demeurait fraîche encore, gentille et parfumée.
Il lui suffirait –pensait-il- que Laïdé devînt un peu sienne, vécût un peu pour lui, l’idée fixe de pouvoir entrer dans l’existence de cette fillette comme un véritable personnage, de devenir pour elle une chose importante, telle était son obsession. Il s’en fût montré plus orgueilleux que si une splendide et puissante reine, que si Marilyn Monroe était tombée à ses genoux folle d’amour. (…)
Ce n’était pas une question charnelle, c’était d’une sorcellerie plus profonde, comme si un nouveau destin, auquel il n’avait jamais pensé, l’appelait, lui Antonio, et le traînait progressivement, avec une irrésistible violence vers des lendemains ignorés et ténébreux. Et quelque côté qu’on la regardât, la situation ne laissait entrevoir aucune issue possible. Rien d’autre ne pouvait l’attendre que rage humiliations jalousies et soucis éternels. (…) ».
Chapitre 14, p. 117-118.

« Il la voyait pénétrer dans la garçonnière d’un nouveau client plutôt âgé, chez lequel elle était envoyée par Mme Ermelina, et s’asseoir après les classiques politesses d’usage sur ses genoux non sans s’être d’abord retroussé les jupons pas tant pour ne pas les froisser que pour lui faire mieux sentir la chaleur et la fermeté de ses cuisses et souriant de cette petite moue malicieuse des lèvres, sans plus de préambules, tandis qu’une grosse main se glisse sous son chemiser et déjà lui tâte les seins, appliquer sa bouche sur celle du client en un élan effronté et alors l’homme complètement excité la porte presque dans la pièce voisine, et tous deux nus sur le lit, leurs enlacements, leurs contorsions, leurs baisers, le goût qu’elle éprouve peut-être à déchaîner en lui la fougue la plus exaspérée trouvant en cela des raisons de s’enorgueillir de son propre corps avec l’espoir d’un petit cadeau supplémentaire à la fin alors qu’elle ne sait pas même comment il se nomme ni quelle est sa profession, il se peut parfaitement qu’elle ne le reverra jamais plus de toute sa vie mais pour l’instant elle l’affole et l’excite et l’embrasse avec zèle aux endroits les plus sensibles, s’amusant des spasmes de ce vieux comme une fillette qui agace un crapaud pour le simple plaisir de le voir sauter en l’air. (…) et alors, assis devant son bureau, il demeurait soudain immobile, absent, horriblement tendu, sentant bien que cette torture consumait en lui des années et des années de sa vie. Peut-être mettait-il une obscure complaisance à fantastiquer aussi douloureusement ? Ces supposition perverses ne lui servaient-elle pas par hasard à rendre Laïdé toujours plus provocante, étrangère, inaccessible et plus digne en conséquence d’être désirée et aimée ? »
Chapitre 14, p.120-121.

« Et lui, assis sur le divan, la regardait découragée. Comme elle était vraie, comme elle était pure, comme elle était belle. Jamais il ne pourrait la rejoindre. Elle était en dehors, elle était étrangère, inaccessible, elle était l’incarnation de…de…de la du…bon sang de tout ce que jusqu’ici il n’a pas eu du tout ce que jusqu’ici il a bêtement méprisé, de la folie, des nuits d’orgie que la morale condamne, de ce que l’on appelle les aventures qui sont faites de murmures dans un coin interdit, de couloirs de grand hôtel, portes qui se referment sans bruit, paroles chuchotées sur le bord d’un lit, le bras qui enlace sa taille et elle s’abandonne, lentement oh oui, oui, lentement tandis qu’au-dehors, sur le jardin dans un complet silence, règne la lune ».


(la couverture est nulle, mais c'est la version du Livre de Poche que j'aie eue gratuitement grâce à la Bourse aux Livres de la Cité internationale que j'ai ratée en mai 2010 et dont je me remettrai jamais...)