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jeudi 13 février 2020

SUR LA NEIGE MOUILLEE (Les Carnets du Sous-sol, deuxième partie), DOSTOÏEVSKI, 1864.

LES CARNETS DU SOUS-SOL, DOSTOÏEVSKI, 1864, RUSSIE.

Deuxième partie : "Sur la neige mouillée". 

Lecture du jeudi 13 février 2020.

Note personnelle : c’est la première fois que je lis le récit d’un pervers narcissique par lui-même. Le narrateur est conscient de tout ce qu’il fait et il en a très honte mais il le fait quand même. Tout n’est que sentiment d’humiliation et de perpétuelle vengeance chez lui. J’avais adoré le narrateur de la première partie, je déteste celui de la deuxième qui me fait trop penser à Tristan N., un être profondément malade, l’être le plus malade (il n’y a malheureusement pas de meilleur terme) que j’aie jamais rencontré sur terre. Je ne peux que supposer que Dostoïevski l’était aussi pour décrire de façon aussi précise les méandres tortueux d’un tel esprit tordu. D’un autre côté, le narrateur est exactement comme Don Quichotte mais à l’envers et se qualifie lui-même d’anti-héros. J’aurais remplacé le terme de « livresque » erroné de la traduction ci-dessous, par « romanesque », qui fait complètement sens.

ATTENTION : Je n'ai pas copié-collé l'oeuvre entière mais seulement les passages qui m'intéressaient. 

Chapitre 12 (des Carnets du Sous-sol, 1864).

« J’avais trente ans. Ma vie était déjà triste, désordonnée, solitaire jusqu’à la sauvagerie. Je n’avais pas d’amis, j’évitais toute relation, et je me blottissais de plus en plus dans mon coin. À mon bureau, je ne regardais personne ; mes collègues me traitaient comme un original, et même avaient pour moi une certaine répulsion. Je me suis demandé bien souvent pourquoi j’étais seul l’objet de cette répulsion… Ainsi l’un d’eux avait un visage dégoûtant, couturé de petite vérole, et dans la physionomie quelque chose de répugnant, – un visage à n’oser le regarder. Un autre était sale, puant. Pourtant ni l’un ni l’autre ne paraissaient supposer qu’on pût avoir du dégoût pour eux ; ni l’un ni l’autre ne semblaient avoir d’autre préoccupation que celle-ci : être considérés par leurs chefs. « Et maintenant je vois bien que c’est mon maladif et exi« geant amour-propre qui m’inspirait à moi-même du dégoût pour moi-même et qui me faisait supposer dans les yeux d’autrui ce dégoût que je portais en moi. Car je me détestais. Mon visage me semblait infâme, j’en trouvais l’expression vile ; à mon bureau je m’éloignais le plus possible des autres fonctionnaires pour leur laisser croire que je pouvais avoir une physionomie noble. « Que je sois laid, qu’importe ? pensais-je, mais que du moins ma laideur soit noble et extrêmement intelligente. » Mais le plus terrible, c’est que mon visage me semblait celui d’un sot. J’aurais préféré qu’il fût ignoble, si à ce prix j’avais pu obtenir qu’il exprimât une extraordinaire intelligence.
Naturellement, je haïssais tous mes collègues, du premier au dernier ; j’avais à la fois peur et mépris. Il m’est arrivé, quand la peur prenait le dessus, de les considérer comme bien supérieurs à moi ; c’était une impression soudaine ; et soudaine était la revanche…
Mon développement intellectuel était morbide, comme est celui de tout homme cultivé de notre temps. Eux, au contraire, stupides, étaient pareils entre eux comme les moutons d’un troupeau. J’étais peut-être seul dans mon bureau à trouver ma condition celle d’un lâche esclave, et « monde », pensais-je, et je méditais là-dessus à perte de vue. – J’ai essayé de me lier avec certains de mes collègues, jouant aux cartes, buvant de la vodka, et discutant sur les chances d’avancement.
Mais ici permettez-moi une petite digression.
Nous autres, Russes, nous n’avons jamais eu de ces romantiques éthérés comme les Allemands et surtout les Français qui ne peuvent plus descendre du ciel, la France s’abîmât-elle sous les barricades et les tremblements de terre. – Je parle des romantiques : c’est que je me faisais parfois le reproche de romantisme… – Eh bien ! dis-je, les Français sont des sots, – et nous n’en avons pas de tels sur notre terre russe. Chacun sait cette vérité : c’est par là surtout que nous nous distinguons des pays étrangers. Nous sommes très-peu éthérés, nous ne sommes pas de purs esprits. Notre romantisme, à nous, est tout à fait opposé à celui de l’Europe : et le sien et le nôtre ne peuvent avoir de communes mesures. (Je dis romantisme ; permettez-le-moi. C’est un petit mot qui a fait humblement son service, il est vieux, et tout le monde le connaît.) Notre romantisme à nous comprend tout, voit tout, et « figure j’y eusse faite ! Pourtant on aurait pu me décréter d’utilité publique, car n’aurais-je pas contribué à l’égayement de mes contemporains… Mais non, mes contemporains sont des gens graves, de décents et corrects gentlemen qui ne veulent ni rire ni pleurer, – et il est à croire qu’ils ont raison. »

Chapitre 13

« Môssieur Zvierkov était encore un de mes camarades d’école. Je l’avais pris en haine dans les dernières années de nos études communes. C’était un joli garçon, arrogant et dominateur, que tout le monde aimait. Je détestais le timbre de sa voix haute et prétentieuse ; je détestais ses bons mots, – très-mauvais ! je détestais son joli visage, très-joli et encore plus bête. (J’aurais pourtant volontiers changé mon intelligent visage contre le sien.) Nous nous étions perdus de vue. Il avait fait son chemin, tandis que moi… »

Chapitre 15

« Zvierkov attendait, très-grave ; il semblait comprendre ce qui allait se passer.
– Monsieur le lieutenant Zvierkov, commençai-je. Sachez que je hais les phrases, les phraseurs et les tailles fines. Voilà mon premier point. Voici le second.
Un mouvement se fit.
– Second point. Je hais les polissons et les polissonneries, surtout les polissons. Troisième point. J’aime la vérité, la franchise et l’honnêteté, continuai-je presque machinalement, ne comprenant plus ce que je disais… J’aime la pensée, monsieur Zvierkov, j’aime la véritable camaraderie, l’égalité et non… hum ! J’aime… et pourtant, je boirai à votre santé, monsieur Zvierkov. Faites la conquête des Tcherkess, tuez les ennemis de la patrie, et… et… à votre santé, monsieur Zvierkov.
Zvierkov se leva, me salua et me dit :
– Merci.
Il était très-irrité, extrêmement pâle. 
 – Je ne me pardonnerai jamais de l’avoir inscrit, murmura encore Simonov.
« Voilà le moment de leur jeter les bouteilles à la figure », pensai-je. Je pris une bouteille, et… je me versai un plein verre.
« Je vais rester et boire… et chanter, si ça me plaît, oui, chanter. J’en ai le droit !… Hum… »
Mais je ne chantai pas. Je ne regardais personne et je prenais les poses les plus indépendantes, attendant avec impatience que quelqu’un me parlât le premier. Mais, hélas ! personne ne me parlait.
L’horloge sonna huit heures, enfin neuf heures. On sortit de table ; tous les quatre s’assirent sur le divan. Zvierkov commanda les bouteilles de champagne prévues, mais il ne m’invita pas.
Je souriais avec mépris et je marchai de long en large de l’autre côté de la chambre, tâchant d’attirer l’attention, mais vainement, et cela dura jusqu’à onze heures : jusqu’à onze heures je me promenai de la table au poêle et du poêle à la table !…
« Je marche, et personne n’a le droit de m’en empêcher. »
Pendant ces deux heures la tête me tourna plus d’une fois ; il me semblait que j’avais le délire. Et cette pensée me torturait que je ne cesserais plus désormais « dussé-je vivre encore dix, vingt, quarante ans, de revivre cette heure affreuse, ridicule et dégoûtante, la plus dégoûtante et la plus affreuse de toute ma vie.
Onze heures.
– Messieurs, cria Zvierkov en se levant, allons, là-bas !(Et il expliqua sa pensée par un geste obscène…)
– Oui, oui, dirent tous les autres.
Je me tournai vers Zvierkov. J’étais si fatigué, si brisé, que je me décidai à m’enfuir. J’avais la fièvre, mes cheveux se collaient sur mes tempes.
– Zvierkov, je vous demande pardon ! dis-je, d’un air décidé. Ferfitchkine, à vous aussi, et à tous, car tous je vous ai offensés.
– Ah ! ah ! un duel, ce n’est pas chose agréable, siffla Ferfitchkine.
Je me sentis comme un coup de poignard au cœur. 

« – Simonov, donnez-moi six roubles, dis-je avec décision et désespoir.
Il me regarda avec un profond étonnement, avec des yeux, d’idiot. Il était ivre aussi.
– Allez-vous donc là avec nous ?
– Oui.
– Je n’ai pas d’argent, dit-il brusquement.
Il sourit avec mépris et se dirigea vers la porte.
Je saisis son manteau. Il me semblait que j’étais en proie à un cauchemar.
– Simonov, j’ai vu de l’argent chez vous. Pourquoi me refusez-vous ? Suis-je donc un malhonnête homme ? Ne me refusez pas, prenez garde ! Si vous saviez, si vous saviez pourquoi je vous demande cet argent ! tout mon avenir en dépend, toute ma vie…
Simonov tira sa bourse de sa poche et me jeta presque les six roubles.
– Prenez, si vous en avez le cœur ! me dit-il, et il sortit.
« J’étais seul, – seul avec le désordre de la table, miettes, verres cassés, vin répandu, seul avec mon ivresse et mon désespoir, seul avec le garçon qui avait tout vu, tout entendu, et qui me considérait avec curiosité. »

Chapitre 16
«  Le voilà enfin, le voilà, ce choc avec la réalité ! » murmurai-je en descendant.
« Tu es un vaurien », me dis-je tout à coup. « Eh ! soit ! Tout est perdu pour moi, qu’importe donc ?  »

«  Ne vaudrait-il pas mieux… ne vaudrait-il pas mieux… rentrer chez moi ? Ô mon Dieu ! pourquoi donc ai-je tenu à prendre part à ce maudit dîner ? et ma promenade pendant deux heures de la table au poêle ! Non, il faut qu’ils me payent cette promenade, il faut qu’ils lavent cette honte !… Fouette !… Et si Zvierkov refuse de se battre, je le tuerai ! et je dirai : « Voyez tous à quoi le désespoir peut réduire un homme ! » – Après cela tout sera fini, mon bureau n’existera plus pour moi, on me saisira, on « me jugera, on me mettra en prison, on m’enverra en Sibérie, et que m’importe ? Quinze ans après, quand je serai sorti de prison, j’irai, dans mes loques, demander l’aumône à Zvierkov… Dans quelque ville de province, un homme heureux, riche, marié, père d’une belle jeune fille : ce sera lui. J’irai à lui et je lui dirai : « Regarde-moi, monstre ! Vois mes joues creuses et mes haillons. J’ai tout perdu, position, bonheur, art, science, la femme aimée !…, (Qu’est-ce que je dis là ?…) Et tout cela à cause de toi ! Vois : j’ai deux pistolets dans les mains, je suis venu pour te tuer, et… eh bien ! je te pardonne ! » – Alors je tirerai en l’air, et l’on n’entendra plus parler de moi… »
Je pleurais. Pourtant, je savais très-bien, en ce moment même, que c’était là une scène de Silvio ou de Bal masqué de Fermastor. Et soudain je me sentis si honteux… si honteux que j’arrêtai le cheval, descendis du traîneau, et restai dans la rue, au milieu de la neige.
Vagnka me regardait avec étonnement et soupirait en me regardant.
« Que faire ? y aller ? quelle sottise ! En rester là ? c’est impossible ! Après tant d’offenses ! Non ! – Et je remontai dans le traîneau. 
– C’est fatal. Fouette ! fouette ! » Et, d’impatience, je donnai un coup de poing sur la nuque du cocher.
– Et pourquoi me battre ? cria le petit moujik tout en fouettant sa rosse si fort qu’elle rua.
La neige fondante tombait à flocons. Je me découvris, sans réflexion, oubliant tout le reste, définitivement décidé à donner le soufflet. Et je sentais avec terreur que cela devait arriver absolument et tout de suite, qu’aucune force ne pourrait plus me retenir. »
« Je ne vis d’abord que la patronne elle-même, qui me connaissait un peu, une femme au sourire idiot. Puis une porte s’ouvrit, et une autre personne entra. Sans faire attention à personne, je marchai à travers la chambre en parlant tout seul. Je me sentais comme sauvé de la mort. Certes, j’aurais certainement, absolument donné le soufflet. Mais ils ne sont plus là, et… tout se transformait pour moi. Je jetai des regards vagues autour de moi, je ne pouvais encore assembler mes pensées. Machinalement je regardai la personne qui venait d’entrer : un visage frais, jeune, un peu pâle, avec des sourcils droits et noirs, une physionomie sérieuse et étonnée. Cela me plut aussitôt. Je l’aurais détestée si elle avait souri. Je la regardai avec plus d’attention, avec une sorte de contention. Il y avait de la bonté, de la naïveté dans ce visage sérieux jusqu’à en être étrange. Assurément elle ne devait pas attirer les imbéciles, et par conséquent, dans ce lieu, personne ne devait la remarquer. Du reste, elle ne pouvait passer pour belle, quoique grande, forte et bien faite.
Un mauvais sentiment s’empara de moi. J’allai droit à elle.
Je jetai par hasard un coup d’œil dans la glace ; mon visage bouleversé me parut extrêmement repoussant : méchant et vil, le teint blême, les cheveux en désordre. « Tant pis ! – pensai-je. – Je serais content de lui paraître dégoûtant, oui, précisément, ça me va.  »

« Je me rappelai que depuis deux heures que j’étais avec elle, je n’avais pas adressé un mot à la créature. Eh bien ? je n’avais pas cru nécessaire de lui parler : il m’avait plu ainsi. Mais maintenant la débauche, qui commence brutalement et effrontément par où le véritable amour se couronne, me semblait absurde et dégoûtante.
Et nous nous regardâmes longtemps ainsi. Elle ne baissa pas les yeux, son regard ne changeait pas. Mon malaise redoubla.
– Comment t’appelles-tu ? – demandai-je brusquement pour faire cesser cette situation. 
« – Lisa, répondit-elle à voix presque basse, sans empressement, et en détournant son regard.
Je gardai quelque temps le silence.
– Le temps, aujourd’hui… la neige… Il fait mauvais…
Je parlais presque pour moi-même. Je mis mes mains derrière ma tête, paresseusement, et je regardai le plafond.
Elle ne dit rien. Tout cela était dégoûtant.
– Tu es d’ici ? – demandai-je, l’instant d’après, presque avec colère en me retournant vers elle.
– Non.
– D’où ?
– De Riga, – répondit-elle tout à fait de mauvaise grâce.
– Allemande ?
– Russe.
– Il y a longtemps que tu es ici ?
– Où ?
– Dans cette maison ?
– Quinze jours.
Ses réponses étaient de plus en plus brèves.
La chandelle s’éteignit. Je ne pouvais plus voir le visage de Lisa.
– Tu as ton père et ta mère ?
– Oui… non… oui, je les ai.
– Où sont-ils ?
– Là-bas… À Riga.
– Que font-ils ?
– Quelque chose.
– Comment, quelque chose ! Quoi ? quelle situation ont-ils ?…
– Mechtchanines.
– Tu as toujours vécu avec eux ?
– Oui.
– Quel âge as-tu ?
– Vingt.
– Pourquoi les as-tu quittés ?
– Parce que.
Ce « parce que » signifiait : Laisse-moi tranquille, j’en ai assez.
Nous nous tûmes.
Dieu sait pourquoi je ne m’en allais pas. Je me sentais moi-même de plus dégoûtant et « navré. Les images de tous les menus événements de cette journée défilaient en désordre et malgré moi dans ma mémoire. Je me rappelai tout à coup un incident dont j’avais été témoin, dans la rue, le matin, tandis que je me hâtais d’aller à mon bureau.
– Aujourd’hui, j’ai vu des hommes qui portaient un cercueil, et qui ont failli le laisser tomber par terre, – dis-je à haute voix, comme par hasard.
– Un cercueil ?
– Oui, sur la Sennaïa. On le faisait sortir d’une cave.
– D’une cave ?
– Pas d’une cave, si tu veux, mais d’un sous-sol… Eh ! tu sais bien… là en bas… de la mauvaise maison. Il y avait de la boue tout autour, des ordures… ça puait… C’était horrible.
Un silence.
– Un mauvais temps pour un enterrement, – repris-je pour faire cesser un silence pénible.
– Pourquoi mauvais ?
– La neige… l’humidité… (Je bâille.)
– Qu’est-ce que ça fait ? dit-elle après un court silence.
– Eh bien ! c’est un mauvais temps… (Je bâille encore.) Les fossoyeurs sacraient, la neige les mouillait, et il y avait certainement de l’eau dans la fosse.
– Pourquoi de l’eau dans la fosse ? – demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais d’une voix plus brusque et brutale qu’auparavant.
Je ne sais quelle irritation me prit.
– Il y a nécessairement de l’eau au fond de six verschoks [30]. Dans le cimetière de Volkovo, il n’y a pas une fosse qu’on puisse creuser à sec.
– Pourquoi ?
– Comment, pourquoi ? C’est un endroit humide, un vrai marais. Et l’on y met les morts dans l’eau. Je l’ai vu moi-même… plusieurs fois…
(Je ne l’avais pas vu une seule fois, je ne suis jamais allé à Volkovo ; j’en parlais par ouï-dire.)
– Est-ce que ça ne te fait rien de mourir ?
– Mais pourquoi mourrais-je ? – répondit-elle comme si elle se défendait. 
« – Mais tu mourras certainement un jour, et tu mourras précisément comme celle dont je te parlais. C’était aussi une fille, elle est morte de phthisie…
– Une fille meurt à l’hôpital…
(Elle le sait donc déjà, pensai-je, et elle a dit : une fille, et non pas : une jeune fille.)
– Elle devait de l’argent à sa patronne, repris-je, de plus en plus surexcité par la discussion. Elle l’a servie jusqu’à la fin, quoique phthisique. C’est ce que les cochers d’alentour, probablement ses anciens amis, racontaient à des soldats. Et ils riaient ! Ils s’apprêtaient à aller au cabaret pour solenniser l’enterrement.
(Ici encore, j’inventais un peu.)
Un silence. Un profond silence. Elle ne remuait même pas.
– Est-ce donc mieux de mourir à l’hôpital ?
– C’est la même chose. Mais pourquoi mourrai-je ? – ajouta-t-elle, irritée.
– Pas maintenant, plus tard.
– Eh bien, plus tard…
– Attends, attends. Te voilà maintenant jeune, belle, fraîche. On te cote en conséquence : mais encore un an de cette vie, et tu seras fanée.
– Dans un an ?
– En tout cas, dans un an, ton prix aura baissé, – continuai-je avec perversité. – Tu sortiras d’ici, tu tomberas plus bas, dans une autre maison. Un an après, dans « Un an après, dans une troisième, toujours plus bas, plus bas, et dans sept ans, tu rouleras dans la cave de la Sennaïa. Et cela, c’est encore ce que tu peux rêver de mieux. Mais il peut très-bien arriver que tu attrapes quelque maladie, une pneumonie, un chaud et froid ou quelque autre chose. Avec la vie que tu mènes on se guérit difficilement. La maladie se cramponne, on ne s’en défait pas, et voilà ! on meurt.
– Eh bien ! je mourrai ! – dit-elle tout à fait exaspérée, et en faisant un mouvement de violente impatience.
– Mais ne regrettes-tu pas cela ?
– Quoi ?
– Eh ! la vie ! 
« Un silence.
– Est-ce que tu avais un fiancé ? hé !
– Qu’est-ce que ça vous fait ?
– Oh ! je ne te force pas à répondre. Oui, qu’est-ce que ça me fait ? Il n’y a pas de quoi te fâcher. Tu as sans doute des ennuis, mais ça ne me regarde pas, seulement je plains…
– Qui ?
– Toi, je te plains.
– N’en faut pas !… – dit-elle d’une voix à peine distincte, et elle fit un nouveau mouvement d’impatience.
Cela m’excita davantage encore. Comment ! je lui parlais avec douceur, et elle !
– Mais à quoi penses-tu ? Te trouves-tu donc heureuse ? hé !
– Je ne pense à rien.
– C’est justement le mal. Reviens à toi pendant qu’il en est temps. Car il en est temps encore. Tu es jeune, assez belle, tu pourrais aimer, te marier et…
– Tous les gens mariés ne sont pas heureux, – interrompit-elle vivement.
– Pas tous, certes, mais cela vaut toujours mieux que ta vie, beaucoup mieux même. Et crois-tu que l’amour ne supplée pas à tous les autres bonheurs ? Pourvu qu’on aime, on est heureux, n’importe où, n’importe comment, même dans la tristesse. Tandis qu’ici, qu’as-tu, sauf peut-être… le vice… Fi !
Je me détournai avec « dégoût. Je ne pouvais plus raisonner froidement, je m’étais pris moi-même au piège de ma morale, et déjà le besoin me dominait de communiquer certaines idées favorites, mûries dans la solitude.
– Ne me dis pas : Vous y êtes bien, ici ! Il n’y a rien de commun entre toi et moi, quoique je sois peut-être pire que toi. D’ailleurs j’étais saoul, quand je suis entré (me hâtai-je de dire pour m’excuser). De plus, un homme et une femme ne peuvent être jugés de même. C’est une autre affaire. Que je me salisse et m’avilisse, je ne suis du moins l’esclave de personne. Je viens, je pars, et c’est comme si je n’étais pas venu. Je tourne la tête, et me voilà changé. Tandis que toi, d’abord, tu es une esclave. Oui, une esclave. Tu donnes tout, et « avant tout ta liberté. Qu’un jour tu veuilles rompre tes chaînes, elles se resserreront de plus en plus. Ce sont des chaînes maudites, va ! Il y a des choses que je ne peux te dire, tu ne me comprendrais probablement pas, mais voyons : tu dois sans doute déjà à ta patronne ? Eh bien ! tu vois ! – ajoutai-je quoiqu’elle ne m’eût pas répondu, mais elle m’écoutait silencieusement, et de toutes ses forces. – Voilà ta chaîne ! et tu ne la briseras jamais. C’est comme si tu avais vendu ton âme au diable… Et moi, d’ailleurs, peut-être ne suis-je que malheureux… Peux-tu me comprendre ? Peut-être est-ce par chagrin que je me roule ainsi dans la boue. Il y en a qui boivent par chagrin : eh bien, moi, je viens ici par chagrin. Pourtant, qu’y a-t-il de bon ici ? Nous voilà tous deux… ensemble… Nous venons de nous rencontrer, et nous ne nous sommes pas dit un mot, et tout à l’heure ? nous nous regardions comme deux sauvages. Est-ce ainsi qu’on aime ? Est-ce ainsi que deux êtres humains devraient s’unir ? C’est tout simplement ignoble, voilà.
– Oui !
Elle dit ce mot avec une étrange vivacité « Ce oui, cette hâte… Je demeurai étonné. Cela signifie, pensai-je, que la même idée traversait son esprit, tout à l’heure, quand elle m’examinait. Cela signifie qu’elle est aussi capable de penser !… Diable ! diable ! Voilà qui est curieux. Nous avons cela de commun… J’avais envie de me frotter les mains joyeusement, et comment, d’ailleurs, avec une âme si jeune ne pas arriver à une certaine entente ?
Mais par-dessus tout j’étais pris par le jeu que je jouais avec elle.
Elle tourna sa tête vers moi, se rapprocha, et, autant que j’en pus juger dans l’obscurité, s’accouda et appuya sa tête sur sa main. Peut-être cherchait-elle à m’observer. Que je regrettais de ne pouvoir lire dans ses yeux ! Je sentais sa respiration profonde…
– Pourquoi es-tu venue ici ? repris-je, continuant mon enquête.
– Parce que.
– Comme tu serais mieux dans la maison paternelle ! Tu serais au chaud, libre, tu aurais ton nid.
– Et si c’est pis encore ?
(Il faut chercher le ton, pensai-je. La sentimentalité ne prend pas. Du reste, cette pensée ne fit que traverser mon esprit. Parole ! cette fille m’intér« – Et si c’est pis encore ?
(Il faut chercher le ton, pensai-je. La sentimentalité ne prend pas. Du reste, cette pensée ne fit que traverser mon esprit. Parole ! cette fille m’intéressait vraiment. Et puis j’étais las, et il est si facile d’accorder la méchanceté et la sentimentalité !)
– Certes, me hâtai-je de reprendre, tout est possible, mais je suis sûr qu’on a été cruel pour toi et qu’ils sont plus coupables envers toi que tu n’es toi-même coupable envers eux. Je ne sais rien de ton histoire, mais il est bien évident qu’une jeune fille comme toi n’entre pas ici par sa propre volonté…
– Quelle jeune fille suis-je donc ?
(Elle dit cela très-bas, mais je l’entendis. – Diable ! je la flatte ! C’est dégoûtant…, et peut-être adroit.)
Elle se tut.
– Écoute, Lisa, je vais te parler de moi. Si j’avais eu une famille, quand j’étais enfant, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. J’y pense souvent. Si mal qu’on soit dans sa famille, c’est toujours un père, c’est toujours une mère, ce ne sont pas des ennemis, des étrangers. Et les parents vous prouvent leur amour au moins une fois par an. Et puis, vous « savez malgré tout que vous êtes chez vous. Mais moi, j’ai grandi sans famille. C’est pour cela peut-être que je suis devenu un aussi… insensible personnage.
J’attendis de nouveau.
Peut-être ne comprend-elle pas, pensai-je. C’est ridicule : je moralise !
– Si j’étais père et que j’eusse une fille, je crois que j’aimerais mieux ma fille que mon fils, parole ! repris-je, changeant de conversation pour la distraire.
(J’avoue que je me sentis rougir.)
– Et pourquoi ?
(Ah ! elle écoute !)
– Parce que… Mon Dieu ! je ne sais pas, Lisa. Je connais un père, un homme sévère et grave : il s’agenouille devant sa fille, lui baise les mains, les pieds, et n’a jamais fini de la contempler. Toute la soirée, quand elle danse, il reste assis, la suivant des yeux. Il en devient fou. Mais je le comprends.  « La nuit, elle est fatiguée, elle s’endort ; mais lui, il se relève et va l’embrasser dans son sommeil et faire sur elle le signe de la croix. Il porte une petite veste râpée, et c’est un avare : mais pour elle il n’y a pas de cadeaux trop chers, il dépense pour elle son argent jusqu’aux derniers sous, et qu’il est heureux quand pour un cadeau il obtient un sourire ! Un père aime toujours plus qu’une mère sa fille… Oui, il y a des jeunes filles heureuses d’être chez leurs parents… Moi, il me semble que je n’aurais jamais marié ma fille.
– Et pourquoi donc ? – demanda-t-elle en riant faiblement.
– Par Dieu ! je serais jaloux ï Comment ? Elle va embrasser un autre homme ? Aimer plus un étranger qu’un père ! C’est douloureux à imaginer seulement… Certes, ce sont des bêtises, et tout le monde finit par revenir au bon sens. Mais rien que le souci de la donner m’aurait fatigué à la mort, il me semble. J’aurais réformé tous les fiancés… pour arriver quand même à la donner à l’homme qu’elle aurait aimé. Mais justement celui qu’elle aime semble le pire de tous au père. C’est toujours ainsi, et c’est « C’est toujours ainsi, et c’est la cause de fréquents malheurs dans les familles.
– Il y en a qui sont heureux de vendre leur fille au lieu de la donner honnêtement, – dit-elle tout à coup.
(Ah ! ah ! C’est donc cela !)
– Lisa, cela n’arrive que dans les familles maudites, sans religion et sans amour, – repris-je avec chaleur. Et où il n’y a pas d’amour il n’y a pas de sagesse. Je sais qu’il existe de pareilles familles, mais je ne parlais pas d’elles. Pour parler ainsi il faut que tu n’aies pas eu une bonne famille, Lisa. Tu as dû souffrir. Hum !… C’est le plus souvent par pauvreté que cela arrive.
– Est-ce donc mieux chez les bourgeois ? Il y a des gens pauvres qui vivent honnêtement.
– Hum !… oui, peut-être… Mais, Lisa, l’homme aime à ressasser ses malheurs, et pour ses bonheurs, il les oublie. S’il était juste, pourtant, il conviendrait qu’il y a des uns et des autres pour tout le monde. Que tout aille bien dans la famille, Dieu distribue à tous ses bénédictions. Le mari est un bon garçon, aimant, fidèle, et tout le monde est heureux autour de lui. Même dans le chagrin on « Même dans le chagrin on est heureux. Et puis, où n’y a-t-il pas de chagrin ? Tu te marieras peut-être, tu le sauras toi-même. Par exemple, les premières semaines du mariage d’une jeune fille avec l’homme qu’elle aime, quel bonheur ! que de bonheurs ! Partout ! Toujours ! Même les disputes finissent bien durant ces semaines bénies. 
– Il y a des femmes… plus elles aiment, plus elles querellent, parole ! J’en connaissais une de ce genre : « Je t’aime ! c’est par amour que je te tourmente ; devine-le donc ! » Sais-tu qu’on peut tourmenter un homme par amour ? Les femmes sont ainsi ! Et elles pensent en elles-mêmes : « Mais en revanche combien l’aimerai-je après ! Je le caresserai tant que je peux bien le piquer un peu maintenant… » Et dans la maison tout se ressent de votre bonheur, tout est gai, bon, paisible, honnête… D’autres femmes sont jalouses. J’en connaissais une ainsi. Si son mari sortait, elle ne pouvait se tenir tranquille, au milieu de la nuit il fallait qu’elle sortit, qu’elle allât voir : n’est-il pas là ? ou dans cette maison-ci ? ou avec cette femme-là ?… Cela, c’est mal, elle le sait mieux que personne, «  et elle en souffre plus que personne, et cette souffrance est sa première punition : mais elle aime ! Toujours l’amour !… Et comme il est doux de se réconcilier après la dispute ! Elle reconnaît elle-même, devant lui, ses torts, et ils se pardonnent l’un l’autre, avec une joie égale. Et ils sont si heureux tous deux ! C’est comme un renouveau de la première rencontre, comme un second mariage, une renaissance de l’amour. Et personne, personne ne doit savoir ce qui se passe entre mari et femme, s’ils s’aiment vraiment. Ils peuvent se quereller : la propre mère de la femme ne doit pas être appelée comme arbitre, elle ne doit même pas se douter de la querelle. Le mari et la femme sont leurs propres juges. L’amour est le secret des deux. Il doit demeurer caché à tous, quoi qu’il arrive. C’est mieux, c’est plus religieux, on s’en estime davantage. Or, beaucoup de choses naissent de l’estime. Et si l’amour est venu une bonne fois, si c’est bien par amour qu’on s’est  « marié, pourquoi passerait-il ? Ne peut-on le stimuler ? Pourquoi pas ? Il est bien rare qu’on n’y parvienne. Et pourquoi l’amour passerait-il, si le mari est bon et honnête ? La première rage d’amour des premières semaines ne peut durer sans doute, mais un autre amour lui succède, meilleur encore. Alors ce sont les âmes qui s’aiment, toutes les affaires sont communes. Pas un secret entre le mari et la femme, et si les enfants viennent, même les plus difficiles moments ont une douceur. Il suffit de s’aimer d’un cœur fort. Alors le travail est gai. On épargne sur son propre pain pour les enfants. Et l’on est heureux, on se dit que les enfants vous rendront en amour toute votre peine, et que c’est encore pour soi qu’on travaille. Les enfants grandissent, et vous sentez que vous leur servez d’exemple, que vous êtes le soutien, et que, quand vous serez mort, ils garderont, toute leur vie, dans leur cœur, vos sentiments et vos pensées tels qu’ils les ont reçus de ; vous, qu’ils conserveront fidèlement votre image…  Mais quel lourd devoir cela vous impose ! Comment alors pour le mieux porter ne pas s’unir plus étroitement ? On dit qu’il est pénible d’avoir des enfants. Eh ! qui dit cela ? C’est un bonheur divin. Aimes-tu les petits enfants, Lisa ? Moi, je les adore ! Tu sais, un petit enfant qui serait pendu à ton sein… Quel est le mari qui pourrait avoir une pensée d’amertume contre sa femme en la voyant assise avec son enfant dans les bras ? Un tout petit, rose, potelé, qui s’étale, se frotte, les petits pieds et les petites mains tout gonflés de lait, les ongles proprets, et petits, si petits que c’est risible à voir !… Et ses petits yeux si intelligents ! Dirait-on pas qu’il comprend déjà tout ? Regarde-le téter : il agite le sein, il joue avec… Mais le père s’approche, le baby lâche le sein, se renverse tout entier en arrière, regarde son père, et se met à rire, – il y a bien de quoi, Dieu le sait ! – Puis il reprend le sein et le mord quelquefois quand les dents lui viennent : et il regarde de travers sa mère tout en mordant : « Tu vois ! je t’ai mordue… » N’est-ce pas le bonheur « tu, il faut d’abord apprendre à vivre, et il est toujours temps d’accuser le sort !
(C’est par ces petits tableaux qu’il faut te prendre, – pensai-je. Et pourtant, ma parole, j’avais parlé avec sincérité.) Mais tout à coup je rougis : « Et si elle éclatait de rire, où me mettrais-je ? » Cette idée m’enragea. Vers la fin du discours, je m’étais en effet échauffé, et maintenant mon amour-propre était en jeu. Le silence se prolongea. J’avais envie de la pousser du coude.
– Qu’est-ce donc qui vous prend ?… – commença-t-elle, puis elle s’arrêta.
Mais j’avais tout compris : un nouveau sentiment faisait trembler sa voix. Elle n’avait plus cette intonation de naguère, brusque, brutale, entêtée. Maintenant sa voix était douce et timide, si timide que je me troublais moi-même et que je me sentis coupable envers elle.
– Quoi donc ? demandai-je avec une curiosité attendrie.
– Mais vous…
– Eh bien ?…
– On dirait… que vous lisez dans un livre, dit-elle, et une sorte de raillerie vibra dans sa voix.
Ce mot me vexa, me vexa fortement.
Et je ne sus pas comprendre le sens véritable de cette raillerie, ordinaire et dernière défense des cœurs timides et encore exempts de vices, quand ils résistent avec fierté, jusqu’au dernier moment, aux efforts qu’on fait avec une indiscrète insistance pour pénétrer en eux, et tâchent de donner le change sur leurs sentiments réels. Ses seules réticences, quand elle essayait sa raillerie et n’y parvenait pas, auraient dû m’éclairer. Mais je ne sus pas voir, j’étais aveuglé par un mauvais sentiment.
« Attendez un peu », pensai-je. »

Chapitre 17

« – Dans un livre, Lisa ? Pourquoi me parler ainsi lorsque moi-même je me sens sincèrement ému de tout cela comme si j’y étais personnellement intéressé ? Dans un livre !… Mais tout ce que je t’ai dit est sorti de mon âme !… Est-il donc possible, est-il donc vrai que tu ne sentes pas l’horreur de vivre ici ? Telle est la force de l’habitude ! Ah ! le diable sait ce que l’habitude peut faire d’un être humain ! Penses-tu donc sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras toujours belle et qu’on te laissera ici durant des éternités ? Je ne parle même pas de l’ignominie de cette maison !… Et en ce qui concerne ta vie même ici, vois un peu : tu es jeune, attrayante, belle, tu as du sentiment ; eh bien, sais-tu que tout à l’heure, quand je suis revenu à moi, j’ai eu du dégoût à me voir auprès de toi ? Il faut être ivre pour oser entrer ici ! Mais si tu étais ailleurs, si tu menais une vie honnête, peut-être te ferais-je la cour, peut-être t’aimerais-je. Chacun de tes regards alors serait un bonheur pour moi. Et chacune de tes paroles ! Je t’épierais « je serais fier de toi, je te considérerais comme ma fiancée, et ce serait mon plus cher honneur. Je n’aurais pas, je ne pourrais avoir à propos de toi une seule pensée impure. Mais ici ! Je sais trop que je n’ai qu’à siffler, que bon gré, mal gré, il faut que tu me suives, que ce n’est pas ta volonté que je consulte, mais que tu es d’avance soumise à la mienne. Le dernier moujik qui se loue comme manœuvre n’est pourtant pas un esclave, il sait que sa tâche aura un terme : où est le terme pour toi ? Réfléchis donc : qu’est-ce que tu cèdes ici ? Qu’est-ce que tu asservis ? – Ton âme ! ton âme dont tu n’as pas le droit de disposer, tu l’asservis à ton corps ! Tu livres ton amour à la profanation des ivrognes ! L’amour ! mais c’est tout au monde, c’est le plus précieux des diamants, c’est le trésor des vierges ! L’amour ! pour le mériter il y en a qui donnent leur âme, leur  « vie… Mais maintenant, ton amour, que vaut-il ? Tu t’es vendue tout entière. Quel niais viendrait parler d’amour où tout y est permis sans amour ? Mais quelle pire offense que celle-là pour une femme ? Me comprends-tu ? Je sais comment on vous amuse, comment on vous permet d’avoir des amoureux même ici. Ce n’est qu’un jeu, une supercherie ! Vous vous y laissez prendre, et l’on se rit de vous. Qu’est-ce, en effet, que ton amoureux ? T’aime-t-il ? Jamais ! Comment pourrait-il t’aimer sachant que tu vas être obligée de le quitter à l’instant ! C’est un malpropre, voilà tout. T’estime-t-il le moins du monde ? Y a-t-il quelque chose de commun entre toi et lui ? Il se moque de toi, il te vole : voilà son amour. Estime-toi heureuse qu’il ne te batte pas… Eh ! qui sait ? il te bat peut-être… Demande-lui un peu s’il veut t’épouser, il te rira au nez [31] s’il ne te crache pas au visage et si – cette fois au moins ! – il ne te bat pas. Et pourtant il ne vaut peut-être pas deux kopecks hors d’usage… – Quand on y pense ! pourquoi donc as-tu enseveli « ta vie ici ? Est-ce parce qu’on te donne du café et qu’on te nourrit bien ? Mais dans quel but te nourrit-on ? Chez une honnête fille un pareil morceau ne passerait pas le gosier ! Elle verrait toujours le secret motif de toute cette abondance !… Tu dois ici, et tu y devras toujours, jusqu’à la fin des fins, jusqu’au moment où les clients ne voudront plus de toi. Et cela viendra bientôt. Ne te fie pas trop à ta jeunesse, ici les années comptent triple, on te jettera dehors ; et longtemps avant de te jeter dehors ce seront des chicanes, des disputes, des reproches, comme si tu n’avais pas donné à ta patronne ta jeunesse et ta santé, comme si tu n’avais pas perdu ici – pour rien ! – ton âme, comme si c’était toi qui l’eusses dépouillée, réduite à la mendicité, comme si tu l’avais volée. Et n’espère pas qu’on te soutienne : pour plaire à la patronne, tes camarades aussi tomberont sur toi, car toutes sont esclaves comme toi, et il y a longtemps qu’elles ont perdu la conscience et la pitié ! C’est à qui sera la plus immonde, la plus vile, la plus outrageante. Elles savent des injures que nulle part ailleurs on ne soupçonne. Tu perdras tout ici, tout ce que tu as de « plus sacré, ta santé, ta beauté, ta jeunesse, tes dernières espérances. À vingt-deux ans tu en auras trente-cinq, et si tu n’es pas malade, estime-toi heureuse, rends grâces à Dieu ! Tu penses peut-être qu’au moins tu ne travailles pas, que tu fais la fête ? Malheureuse ! Il n’existe pas au monde une besogne plus horrible que la tienne ! il n’y a pas de travaux forcés comparables à ta vie. Cette seule pensée ne devrait-elle pas dissoudre ton cœur dans les larmes ? Et quand on te chassera d’ici, tu n’oseras dire un mot ni un demi-mot, tu t’en iras comme une coupable. Tu iras dans une autre maison, puis dans une troisième, puis ailleurs encore. Enfin tu tomberas à la Sennaïa. Là on te battra : ce sont les amabilités de l’endroit, les clients y confondent les caresses et les coups. Mais tu ne peux t’imaginer l’horreur de ce bouge ! Vas-y voir une fois, peut-être en croiras-tu tes yeux. Un soir de nouvel an, j’y ai vu une femme à la porte. Pour se moquer d’elle, ses camarades l’avaient mise dehors parce qu’elle pleurait trop. On voulait la faire geler un peu, et « et l’on avait fermé la porte derrière elle. À neuf heures du matin elle était déjà ivre, débraillée, à demi nue, toute meurtrie de coups ; son visage fardé et ses yeux pochés faisaient un étrange contraste. Ses gencives et son nez suaient le sang : c’était un cocher qui venait de lui administrer une correction. Elle avait dans les mains un poisson salé. Elle s’assit sur une marche de pierre et se mit à hurler en pleurant. Tout en se lamentant sur sa destinée, elle frappait avec son poisson les degrés de l’escalier, et sur le perron s’amassaient des cochers et des soldats ivres qui l’excitaient. – Tu ne veux pas croire que tu deviendras ainsi ? Je ne voudrais pas le croire moi non plus, mais qu’en savons-nous ? Peut-être, dix ou huit ans auparavant, la femme au poisson salé est-elle arrivée ici, fraîche comme un chérubin, innocente, pure, ignorant le mal, rougissant à chaque mot. Peut-être était-elle fière comme toi, comme toi extrêmement sensible, toute différente des autres, et ne soupçonnant pourtant pas quel bonheur attendait celui qui l’aurait aimée et qu’elle aurait aimé. Vois comment elle a fini ! Si pourtant alors, quand, ivre et débraillée « poisson les degrés fangeux, si pourtant elle s’était rappelé les années de son passé pur, la maison de son père, l’école, la route où le fils du voisin l’attendait pour lui jurer qu’il l’aimerait toujours, qu’il lui consacrerait tout son avenir, et l’heure où ils décidèrent qu’ils s’aimeraient éternellement et s’épouseraient dès qu’ils auraient l’âge !… Non, Lisa, ce serait pour toi le bonheur si tu mourais demain quelque part, dans une cave, dans un coin, comme la phthisique. À l’hôpital, dis-tu ? Oui, on t’y mènera. Mais… et ta dette à la patronne. Une phthisie n’est pas une maladie comme une fièvre chaude, qui laisse jusqu’au dernier moment à la malade l’espoir de la guérison. Elle se leurre elle-même, se croit en bonne santé, et cela fait les affaires de la patronne. Mais toi, tu mourras lentement, tu te verras mourir, et tous t’abandonneront : qu’auras-tu à dire ? Tu as vendu ton âme, c’est vrai, mais tu dois de l’argent ! Et l’on te laissera toute seule, car que faire de toi ? On te reprochera même de tenir de la place pour rien et de traîner ta mort. Tu auras soif ? on te donnera de l’eau, – et des injures avec «  Quand donc crèveras-tu, salope ? Tu nous empêches de dormir avec tes gémissements, et tu dégoûtes les clients !… » – J’ai moi-même entendu ces paroles. – Enfin, toute mourante, on te jettera dans un coin puant de la cave, dans l’obscurité, dans l’humidité… Que penseras-tu, toute seule, durant les nuits interminables ? Et tu mourras. Une main mercenaire t’ensevelira, impatiemment ; au lieu de prières, on n’entendra autour de ton cadavre que d’ignobles jurons. Personne pour te bénir, personne pour te plaindre. On te mettra dans une bière pareille à celle de la phthisique, puis on ira au cabaret parler de toi. Et tu reposeras dans la boue, dans la fange, dans la neige fondue. Mais faire des cérémonies pour toi ? – Descends-la, Vamoukha [32]. Même ici elle a les pieds en l’air ! C’était sa destinée… C’est une telle. Ne dépense pas trop de corde, ça ira comme ça. – Oui, ça ira comme ça… – Non, pourtant, ça penche d’un côté. C’était tout de même un être humain… Ah bien, tant pis ! Vas-y !… Et l’on ne se chamaillera pas longtemps en ton honneur. Le plus vite possible on te jettera  « quelques pelletées d’argile humide et bleuâtre, – et au cabaret !… Voilà ton avenir. Les autres femmes sont accompagnées au cimetière par leurs enfants, leur père, leur mari. Mais toi ! pas une larme, pas un soupir, pas un regret. Personne au monde, personne jamais ne viendra prier sur ta tombe. Ton nom disparaîtra de la face de la terre comme si tu n’avais jamais existé, comme si tu n’étais jamais née. De la boue à la boue ! Et la nuit, quand les morts soulèveront leurs couvercles, tu leur crieras : « Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde ! J’ai vécu et je n’ai pas vu la vie. Ma vie a servi de torchon aux autres ! On a bu ma vie dans le bouge de la Sennaïa ! Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde !… »
J’arrivais au pathos, des spasmes commençaient à me serrer la gorge et… Tout à coup je m’arrêtai, la peur me prit, je me soulevai avec terreur, et, le cœur battant, je me penchai et me mis à écouter.
Le cas était embarrassant !
Depuis longtemps je sentais bien que mes paroles devaient bouleverser Lisa jusqu’au fond de l’âme, mais plus cette conviction s’imposait à moi, plus j’avais hâte d’obtenir l’effet le plus intense possible. Le jeu ! le jeu m’entraînait, – et aussi autre chose… Et j’avais parlé en calculant tous mes mots en vue de l’effet, comme dans un livre. Oui, elle avait raison : on eût vraiment dit que je lisais « dans un livre ». Mais cela ne me gênait pas : je savais, je pressentais que j’étais compris, et ce procédé livresque ne pouvait, à mon sens, qu’aider au succès. Mais maintenant que j’avais obtenu « l’effet », j’en avais subitement peur, je reculais devant ma propre action.
Non, jamais, jamais encore je n’avais vu un tel désespoir. Lisa cachait sa tête dans l’oreiller, s’y enfonçant avec force et le tenant embrassé dans ses bras. Un tremblement convulsif secouait tout son corps. Longtemps les sanglots l’oppressèrent, et tout à coup ils éclatèrent avec des cris et des gémissements. Alors elle se serra plus violemment encore contre l’oreiller, pour que personne dans la maison, pour qu’aucune âme vivante ne l’entendît pleurer. Elle déchirait le linge avec ses dents, elle mordait  « ses mains jusqu’au sang (je m’en aperçus ensuite), elle s’accrochait des deux mains à ses nattes défaites, puis elle restait immobile, retenant sa respiration, serrant les dents. Je voulus d’abord lui parler, essayer de la calmer, mais je n’en eus pas le courage, et tout frissonnant moi-même je me jetai à tâtons en bas du lit pour m’habiller et m’en aller. Il faisait sombre. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais aller vite. Enfin je trouvai une boîte d’allumettes et un chandelier avec une bougie entière. Aussitôt que la lumière éclaira la chambre, Lisa se leva vivement, s’assit au bord du lit, toute défigurée, et me regarda d’un regard inconscient en souriant comme une folle. Je m’assis auprès d’elle, je lui pris la main : elle parut reprendre le sentiment de l’événement et de l’heure, fit un mouvement vers moi comme pour m’enlacer, mais n’osa pas et baissa doucement la tête.
– Lisa, ma chère, commençai-je, je ne voulais pas… pardon…
Mais elle me serra fortement les mains : je compris que ce n’était pas cela qu’il fallait dire, et je me tus.
– Voici mon adresse, Lisa, viens me voir.
– Je viendrai… murmura-t-elle, indécise, la tête toujours baissée .
– Et maintenant je m’en vais. Adieu… Au revoir.
Je me levai, elle se leva. Tout à coup je la vis rougir, tressaillir. Elle saisit un châle qui traînait sur une chaise, le jeta sur ses épaules et s’en couvrit jusqu’au menton. Puis elle me regarda bizarrement, avec un sourire maladif. Cela me fit souffrir, je me hâtai de m’en aller, de disparaître.
– Attendez ! dit-elle inopinément, comme nous étions déjà dans le vestibule, près de la porte, en m’arrêtant par mon manteau. Elle posa vivement la bougie et s’enfuit.
« Elle se sera rappelé quelque chose qu’elle veut me montrer », pensai-je.
En me quittant elle était toute rouge, ses yeux brillaient, son sourire était changé. Qu’est-ce que tout cela pouvait signifier ? J’attendis. Bientôt, elle revint, une prière, une excuse dans le regard. En général ce n’était plus le même visage que quelques heures auparavant. Ce n’étaient plus ces yeux mornes, méfiants et obstinés. Maintenant son regard était suppliant, doux, et si confiant, si tendre, si timide ! Les enfants regardent ainsi ceux qu’ils aiment et dont ils espèrent quelque chose. – Elle avait des yeux gris clair, de beaux yeux vifs aussi bien faits pour exprimer l’amour que la haine « Sans rien m’expliquer, comme si j’étais un être supérieur qui devais tout deviner, elle me tendit un papier. Son visage était tout éclairé, naïvement et presque puérilement triomphant. J’ouvris le papier. C’était une lettre d’un étudiant en médecine (ou quelque chose d’analogue), une lettre très-ampoulée, d’un style haut en couleur, mais très-respectueuse, une déclaration. J’ai oublié les termes, mais je me souviens très-nettement qu’en dépit des fioritures de style on devinait dans cette lettre un sentiment véritable, ce quelque chose qu’on ne peut feindre. Quand j’eus fini cette lecture, je rencontrai le regard de Lisa, un regard ardent, curieux, impatient comme un regard d’enfant. Et comme je tardais à lui parler, elle me raconta en quelques mots, précipitamment, mais avec une sorte de fierté joyeuse, comment elle était un soir à un bal de famille, « chez des gens très-convenables, en famille, chez des gens qui ne savent encore rien, rien du tout, car ici elle est toute nouvelle… et c’est seulement… comme ça… et elle n’a pas du tout l’intention d’y rester, et elle s’en ira dès qu’elle se sera acquittée… Eh bien, à ce même bal se trouvait un étudiant, et ils avaient dansé  et causé toute la soirée, et cet étudiant l’avait connue toute petite fille, à Riga, – mais il y a bien longtemps ! – et il avait aussi connu ses parents, mais de celail ne sait rien, rien, rien, il ne s’en doute même pas. – Et voilà ! le lendemain du bal (il y a trois jours), il envoya cette lettre par un ami avec lequel elle était venue à cette soirée… et… eh bien, voilà tout. »
Elle baissa les yeux, toute confuse.
Pauvre fille ! elle conservait cette lettre comme une chose précieuse, et elle avait tenu à me montrer cet unique trésor, ne voulant pas me laisser m’en aller sans savoir qu’on pouvait, elle aussi, l’aimer honnêtement et sincèrement, et qu’on lui par « lait avec respect. La destinée de cette lettre était sans doute de jaunir dans un coffret, sans autre conséquence. Mais n’importe, je suis certain qu’elle l’aura toujours conservée comme un trésor, comme son orgueil palpable et sa palpable excuse. Et dans un pareil moment, elle avait songé à m’apporter cette pauvre lettre, pour étaler naïvement son orgueil devant moi, pour se réhabiliter à mes yeux, pour que je la félicite… Mais je ne lui dis rien, je lui serrai la main et je sortis. J’avais si grande hâte de m’en aller !
Je fis tout le chemin à pied malgré que la neige tombât à gros flocons. J’étais fatigué, écrasé, étonné : mais déjà sous l’étonnement la vérité se faisait jour, – une sale vérité. 

Chapitre 18


Je ne voulus pas l’accepter tout de suite, cette vérité. Le matin, en m’éveillant, après quelques heures d’un sommeil lourd et profond, je me rappelai immédiatement toute la journée de la veille et je m’étonnai de ma sentimentalité avec Lisa. « Qu’est-ce que tout ce fatras compatissant ? J’ai donc mal aux nerfs comme une femme ? Pouah !… Et pourquoi lui ai-je donné mon adresse ? Et si elle vient ?… Eh bien ! qu’elle vienne ! Qu’est-ce que cela me fait ! »
Je sortis dans la soirée pour me promener un peu. Il me restait, comme conséquence de la veille, une forte migraine, et la tête me tournait. Plus la soirée s’avançait, plus augmentait l’obscurité, et plus changeaient et s’embrouillaient mes pensées. Il y avait en moi, dans les profondeurs de mon cœur et de ma conscience, quelque chose qui ne voulait pas mourir, un sentiment mystérieux qui me faisait souffrir matériellement, comme une brûlure. 
Je dirigeai ma promenade vers les endroits les plus fréquentés, les rues les plus commerçantes, le mechtchanskaïa, la Sadovoüa, le jardin Voussoupov. J’avais pris l’habitude de faire cette promenade, à la tombée de la nuit, à l’heure où la foule des petits commerçants et des ouvriers, avec leurs visages soucieux jusqu’à la méchanceté, devient plus compacte, à cette heure où le travail quotidien est fini. C’étaient précisément ces soucis infimes des infimes bénéfices qui me plaisaient, et précisément cette prose éhontée ! Mais ce soir-là, le coudoiement de la rue ne fit que m’exaspérer davantage. Je ne pouvais parvenir à joindre les fils de mes idées. Sans cesse une inquiétude se levait en moi et ne voulait pas s’apaiser. Déconcerté, je repris le chemin de mon logement. Il me semblait qu’un crime pesait sur ma conscience.
La pensée que Lisa pouvait venir ne cessait de me torturer. 
«  Si elle venait !… Eh bien ! qu’elle vienne !… Hum !… Mais il ne faut pas qu’elle voie comment je vis. Hier j’ai dû lui paraître un tel… héros ! et maintenant… Hum ! Pourquoi donc me suis-je à ce point désintéressé de mes propres affaires ? C’est très-misérable, chez moi : mon divan de toile cirée crache sa paille, ma robe de chambre refuse de me couvrir… Quelles loques ! et elle verra tout cela, et elle verra Apollon, mon domestique. Cet animal ne manquera pas de l’offenser, il trouvera quelque chose de désagréable à lui dire pour me causer des ennuis, et moi, évidemment, je serai lâche comme à l’ordinaire, je me ferai petit devant elle, j’essayerai de me draper dans ma robe de chambre, je sourirai, je mentirai… Fi ! quel dégoût ! Et ce n’est pas encore là ce qu’il y a de plus dégoûtant, il y a pis, plus sale, plus vil, oui, plus vil. Toujours, toujours me couvrir d’un masque de mensonge et de malhonnêteté ! »
Cette pensée m’enflamma.
Mais, « malhonnêteté », pourquoi ? Quelle malhonnêteté ? Je parlais sincèrement hier, je sentais  « vivement ce que je disais. Oui, je voulais réveiller en elle les sentiments nobles, je savais que cela lui ferait du bien, de pleurer, que cela lui serait salutaire…
Mais, quoi que je fisse, je ne pouvais parvenir à me tranquilliser.
Et toute la soirée, même après neuf heures, quoique je fusse sûr, d’après mes calculs, que Lisa ne pouvait plus venir, je la vis, elle fut devant mes yeux, et toujours dans la même attitude. Car, de toute la précédente soirée, un instant s’était particulièrement gravé dans ma mémoire : c’était quand j’avais aperçu, à la clarté de l’allumette, le visage pâle et défait de Lisa, et son regard de martyre. Et quel sourire pitoyable, anormal, « inutile », elle avait sur les lèvres ! – Et je ne savais pas alors que quinze ans après, Lisa serait encore devant mes yeux intérieurs avec ce même pitoyable, anormal et inutile sourire.
Le lendemain, j’étais disposé à considérer tout cela comme des futilités, un relâchement du système nerveux, et surtout des « exagérations ». Je m’étais toujours reconnu cette faiblesse, et j’en craignais beaucoup des effets : « J’exagère toujours, et c’est là ce qui me perd », me disais-je à chaque instant.
« Du reste, Lisa viendra peut « quand même… » Ce refrain concluait toutes mes réflexions, et cette inquiétude m’enrageait.
« Elle viendra certainement ! » criais-je en courant à travers la chambre » ; si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain, mais elle viendra. Ô maudit romantisme des cœurs purs ! Quel dégoût ! quelle sottise ! Ô l’imprévoyance des âmes dégoûtantes de sentimentalisme ! – Eh ! au fond, comment ne pas comprendre ? Pourquoi pas comprendre ?… »
Ici je m’arrêtais, dans une étrange perplexité.
Et qu’il a fallu peu de paroles, – observais-je en passant, – qu’il a fallu peu d’idylle (et d’idylle livresque, artificielle, factice) pour retourner toute mon âme ! Ah ! la persistante virginité ! Ah ! le perpétuel renouveau de l’argile humaine !
Parfois, la pensée me venait d’aller chez elle, « de lui dire tout », de la supplier de ne pas venir. Mais « alors une telle colère se levait en moi qu’il me semblait que j’aurais écrasé cette « maudite » Lisa, si elle avait été à ma portée ! Oui, je l’aurais outragée, conspuée, chassée, battue !
Cependant, une journée se passa, une autre encore, et encore une troisième. Lisa ne venait pas, et je commençais à me rassurer. Surtout passé neuf heures du soir j’étais tout à fait courageux, et je me promenais en liberté. Je me mis même à réfléchir moins amèrement à toute cette aventure : « Voyons, je vais sauver Lisa (puisqu’elle ne vient pas !) : je lui parle, je développe son esprit, j’entreprends son éducation. Je vois enfin qu’elle m’aime, qu’elle m’aime passionnément, mais je fais semblant de ne pas la comprendre. (Je ne sais pourtant pas pourquoi je fais semblant… C’est peut-être plus beau.) Puis, un soir, toute confuse, très-belle, elle se jette à mes pieds en tremblant, et en pleurant, elle me dit que je suis son sauveur, qu’elle m’aime plus que tout au monde… Je lui marque quelque étonnement, mais… « Lisa, lui dis-je, peux-tu donc penser que je n’aie pas compris ton amour ? J’ai tout vu, tout deviné, mais je n’osais pas attenter à ton cœur « Je connaissais mon influence sur toi : je craignais que, par reconnaissance, tu fisses effort pour répondre à mon amour ; et cela, je ne le veux pas, ce serait… du despotisme… Ce ne serait pas délicat. (Ici je me lançais dans des subtilités européennes à la George Sand, des sentiments d’une inexprimable noblesse.) Mais maintenant tu es à moi, maintenant tu es ma création, maintenant tu es pure et belle, tu es ma femme,
« Et dans ma maison, librement et hardiment,
Entre et règne [33]. »
Puis, nous commençons une vie charmante, nous allons à l’étranger, etc., etc., etc.…
Je me faisais honte à moi-même, et je finissais par me tirer la langue.
Mais on ne la laissera pas partir, « la dégoûtante ! » – pensai-je. On ne les laisse pas trop se promener, il me semble, surtout le soir. (Il me semblait, je ne sais pourquoi, qu’elle viendrait précisément le soir, et précisément à sept heures.) Oui, mais, ne m’a-t-elle pas dit qu’elle n’est pas encore tout à fait esclave, qu’elle a des droits ? Cela veut dire… Hum !… Que le diable l’emporte ! Elle viendra, elle viendra certainement ! »

« De mon côté, je n’aurais pu vivre dans une chambre garnie : mon logement était isolé ; c’était ma gaine, la boîte, où je m’enfermais loin de toute l’humanité. »

Chapitre 19

«  En revanche, sauve-moi ! va tout de suite chercher au traktir du thé et dix soukhars »

« J’avais repris mon jappement de roquet, et je continuais à frapper la table, quoique je sentisse fort bien la stupidité de mon emportement.
– Tu ne peux savoir, Lisa, comme il me torture ! C’est mon bourreau… Il est allé chercher des soukhars… Lisa !…
Et tout à coup je fondis en larmes. C’était une crise. Que j’avais honte de ma faiblesse ! Mais j’étais incapable de me dominer.
Elle s’effraya.
– Mais qu’avez-vous ? qu’avez-vous donc ? – disait-elle en s’agitant autour de moi.
– De l’eau !… donne-moi de l’eau… – balbutiai-je à voix basse. (J’avais très-nettement conscience que cette eau me serait tout à fait inutile, et que rien ne m’obligeait à balbutier à voix basse.) – C’est par là… (Quoique la crise fût réelle, je peux dire que je jouais la comédie pour sauver les apparences.)
Elle me donna de l’eau. Elle était comme éperdue. – En ce moment Apollon apporta le thé, et il me sembla que ce thé banal et prosaïque était une chose terriblement inconvenante et misérable après tout ce qui venait de se passer, et je rougis. 
« – Lisa, tu me méprises… – dis-je en la regardant fixement, frémissant d’impatience de savoir ce qu’elle pensait.
Elle était si confuse qu’elle ne put même pas me répondre.
– Prends du thé, – dis-je avec colère.
J’étais irrité contre moi-même, mais il va sans dire qu’elle devait tout supporter. Une horrible colère me soulevait le cœur contre elle, il me sem« blait que je l’aurais tuée avec plaisir. Et pour me venger je me jurai mentalement que je ne lui dirais plus un mot.
C’est elle qui est la cause de tout ! pensai-je.
Le silence dura sept minutes. Le thé restait sur la table, nous n’y touchions pas. Exprès – tant la perversité me gouvernait ! – je ne voulais pas boire le premier pour rendre plus pénible la position de Lisa, puisqu’il ne convenait pas qu’elle commençât. Elle me regardait à la dérobée, avec étonnement, avec tristesse. Je m’obstinais à me taire. Certes, le principal bourreau, c’était moi, et j’avais pleine conscience de toute la dégoûtante bassesse de ma sottise et de ma méchanceté ; mais je ne m’appartenais plus.
– Je viens de là… Je veux… en sortir tout à fait, – commença-t-elle pour rompre d’une façon quelconque ce silence intolérable. Mais la pauvre ! Elle aussi, elle commençait précisément comme elle ne devait pas commencer ! À un tel moment, à un tel homme parler d’abord de cela ! Mon cœur se serra de pitié pour sa franchise inutile et pour sa maladresse. Mais aussitôt un sentiment de méchanceté refoula en moi la pitié. Cette velléité même de compassion redoubla ma cruauté. « Eh « que tout aille au diable ! » me dis-je. – Encore sept minutes de silence.
Elle se leva en disant d’une voix à peine intelligible :
– Je vous dérange ?…
Il y avait dans sa voix de la dignité offensée et de la lassitude. Aussitôt ma colère déborda ; je me levai aussi, tremblant, suffoquant de rage :
– Pourquoi es-tu venue chez moi, dis-moi, je t’en prie ?
Je ne tenais même plus compte de l’ordre logique de mes paroles, je voulais tout lâcher d’un seul coup, et je ne savais par où commencer.
– Pourquoi es-tu venue ? Réponds ! réponds !… Ah ! je vais te le dire, « ma petite mère », je vais te le dire, pourquoi tu es venue ! C’est parce que je t’ai dit, l’autre jour, des mots de pitié, cela t’a touchée, et tu es venue chercher encore des mots de pitié ! Eh bien ! écoute, sache que je me suis moqué de toi ! Et maintenant encore je me moque de toi !… Eh ! oui : je me-mo-quais… On m’avait offensé, dans la soirée, à un dîner, des gens… des camarades… et je venais dans votre maison pour provoquer l’un d’eux, un officier, qui avait dû y venir avant moi. Mais je ne l’ai « rencontré : il fallait bien me venger sur quelqu’un, « reprendre ce qu’on m’avait pris » : tu es tombée sous ma main, et j’ai bavé sur toi toute ma colère, toute mon ironie. On m’avait humilié, je t’ai humiliée. On m’avait tordu comme un torchon : j’ai voulu à mon tour user de ma force… Voilà ! et toi, tu croyais déjà que je venais te sauver ! N’est-ce pas ? tu l’as cru ? tu l’as cru ?
Je savais que quelques détails pourraient lui échapper, mais j’étais sûr qu’elle comprendrait très-bien l’ensemble de mes paroles. Je ne me trompais pas. Elle devint pâle comme un mouchoir, voulut parler, mais ses lèvres se convulsèrent, et elle s’affaissa sur sa chaise comme si elle venait de recevoir un coup de hache, et, aussi longtemps que je parlai, elle m’écouta, la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, dans une saisissante attitude d’épouvante. Le cynisme de mes paroles la comblait de stupeur.
– Te sauver ! – continuai-je en me mettant à courir de long en large dans la chambre, – et te sauver de quoi ? Mais je suis pire que toi peut-être ! Que pensais-tu, l’autre jour, quand je te faisais de la morale ? «  Et toi-même, pourquoi es-tu ici, avec toute ta morale ?… » Voilà ce que tu pensais… Prouver ma force ! prouver ma force ! Voilà ce qu’il me fallait alors. Tes larmes, ton humiliation, ton hystérie, voilà ce qu’il me fallait ! D’ailleurs, une fois que j’eus obtenu ce que je voulais, j’en ai été moi-même atterré, parce que je suis une femmelette, et le diable sait quelle sotte pensée m’a fait te donner mon adresse ! Je le regrettais déjà en rentrant chez moi, et je t’accablais d’injures à cause de cette maudite adresse, et je te détestais déjà ! Car, avec mes mots de pitié, je t’avais menti. Des phrases ! des phrases ! rêver l’action et la traduire en phrases, voilà ma vie. Quant à l’action réelle, sais-tu ce que je veux ? Que tout soit anéanti, tout, tout ! Il me faut la paix, et pour l’avoir, je donnerais le monde entier pour un kopeck. Si l’on me donnait à choisir entre le thé et l’humanité, je choisirais le thé. Comprends-tu ? Eh ! je le sais : je suis un vaurien, un cochon, un égoïste, un lâche… Sais-tu ? Voilà trois jours que je tremble en songeant qu’à chaque instant tu peux venir «  Et sais-tu encore ce qui m’inquiétait le plus ? C’est que, l’autre jour, tu m’as pris pour un héros, et qu’aujourd’hui tu me vois dans ma petite chambre, dans ma misérable et dégoûtante chambre ! Je te disais tout à l’heure que je n’avais pas honte de ma pauvreté… Je mentais, j’en ai honte, honte, plus que de toute autre chose : j’aurais moins honte de voler ! J’ai tant d’amour-propre qu’il me semble, à la plus légère offense, qu’on m’a écorché et que l’air même qui me baigne me blesse. Ne comprends-tu pas, maintenant au moins, que je ne te pardonnerai jamais de m’avoir vu me jeter comme un roquet sur Apollon ? Ce sauveur, ce héros qui se jette comme un chien galeux sur son domestique ! – et son domestique qui s’en rit ! Et les larmes de tout à l’heure, ces larmes honteuses que j’ai versées devant toi comme une baba [36], je ne te les pardonnerai jamais ! Et tout ce que je t’avoue en cet instant même, je ne te le pardonnerai jamais, à toi ! Oui, toi, toi seule, tu payeras pour tout cela ! Pourquoi t’es-tu trouvée sur mon chemin ? Ou pourquoi suis-je un vaurien, le plus « , le plus dégoûtant, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus sot, le plus jaloux de tous les vers de terre, qui ne sont pas meilleurs que moi, mais qui du moins – le diable sait pourquoi ! – n’ont jamais honte d’être ce qu’ils sont ? Mais moi, toute ma vie, chaque vilenie que j’ai commise a eu pour conséquence une terrible chiquenaude sur mon âme ! C’est par là que je diffère des autres hommes. Tu ne comprends rien à tout cela, n’est-ce pas ? Et que m’importe ! Que m’importe que tu te perdes ou que tu te sauves ! Qu’es-tu pour moi ? Mais comprends-tu, mon Dieu ! comprends-tu que je te hais, parce que tu es ici et que tu as entendu ce que je viens de te dire ? Un homme ne se confesse qu’une fois dans la vie, et pour le faire il faut qu’il ait une crise d’hystérie !… Et que veux-tu encore ? Pourquoi es-tu encore ici, devant moi, à me torturer au lieu de t’en aller ?…
Mais ici se passa une chose étrange.
J’ai une habitude à ce point invétérée de penser et de réfléchir d’après les livres et de me représenter tout au monde comme « 
J’ai une habitude à ce point invétérée de penser et de réfléchir d’après les livres et de me représenter tout au monde comme si je l’imaginais moi-même dans mes rêves, que cette chose étrange, je ne la compris pas aussitôt. Outragée, écrasée par moi, Lisa avait compris beaucoup plus profondément que je ne pouvais le supposer. De tout cela, elle avait compris ce qu’une femme comprendra toujours avant toute chose si elle aime sincèrement : c’est que l’homme qui lui parlait ainsi était lui-même malheureux.
La frayeur et le ressentiment avaient disparu de son visage, qui n’exprimait plus qu’une surprise désolée. Quand je me traitai de vaurien et de cochon, et quand mes larmes recommencèrent à couler, – car je pleurais en débitant toute cette tirade ! – ses traits se crispèrent convulsivement, elle voulut se lever et m’interrompre. Et quand j’eus fini, elle ne s’arrêta pas à mes cris, elle ne parut pas entendre que je lui reprochais d’être encore là,mais sa physionomie exprimait avec évidence qu’elle sentait seulement combien je devais moi-même souffrir en lui disant tout cela. Et d’ailleurs, la pauvre créature était tellement humiliée, elle s’estimait si incomparablement inférieure à moi qu’il ne lui venait qu’il ne lui venait pas même à l’esprit de s’offenser. Dans une sorte d’élan à la fois irrésistible et timide, elle fit un pas vers moi, puis, n’osant s’approcher davantage, me tendit les bras… Mon cœur se serra. Elle vit ma physionomie changer, se jeta vers moi, enlaça mon cou de ses mains et se mit à pleurer. Je n’y pus tenir moi-même, et je sanglotai comme jamais cela ne m’était arrivé.
– On ne me laisse pas… je ne puis pas… être bon, – murmurai-je d’une voix entrecoupée. Et me laissant tomber sur le divan, je sanglotai pendant un quart d’heure dans une crise de véritable hystérie. Lisa se serra contre moi, m’étreignit dans ses bras et parut s’oublier dans cette étreinte.
Mais la crise passa. (J’écris ici, qu’on ne l’oublie pas, la plus sale réalité.) Et voilà, couché à plat
 ventre sur le divan, le visage enfoui dans un misérable oreiller de cuir, voilà que, peu à peu, de très-loin, involontairement, mais irrésistiblement, je commençai à sentir qu’il serait maintenant bien gênant de relever la tête et de regarder dans les yeux de Lisa. De quoi avais-je honte ? Je ne sais, mais j’avais honte. Il me vint aussi à l’idée que les rôles avaient définitivement changé ; qu’elle était devenue l’héroïne, et que j’étais moi-même devenu l’être humilié et offensé qu’elle était devant moi quatre jours auparavant… Et je pensais cela tout en restant couché sur le divan.
Mon Dieu ! est-il vraiment possible que j’aie, en ce moment, été jaloux de Lisa ? – Je ne sais, maintenant encore je ne puis me rendre compte de cela. Il m’a toujours été impossible de vivre sans tyranniser quelqu’un, et… Mais les raisonnements n’expliquent rien, et pourquoi raisonner ?
Pourtant je repris le dessus. Je levai la tête. (Il aurait bien toujours fallu lever la tête un jour ou l’autre !…)
Or, je suis maintenant certain que c’est précisément parce que j’avais honte de la regarder que s’alluma soudainement un sentiment imprévu : le sentiment de la domination – et de la possession. Mes yeux s’enflammèrent passionnément, je serrai avec force les mains de Lisa dans les miennes…
Comme je la haïssais en ce moment ! Mais comme cette haine m’attirait étrangement vers elle ! La haine doublait l’amour, et cela ressemblait presque à de la vengeance…
Un immense étonnement bouleversa ses traits, un étonnement tout voisin de la terreur. Mais ce fut court, et elle se hâta de m’étreindre avec une ardeur passionnée. »

Chapitre 20

« Un quart d’heure après, je courais de long en large dans la chambre avec une impatience fébrile. À chaque instant, je m’approchais du paravent, et, à travers une petite fente, je regardais Lisa. Elle était assise par terre, la tête appuyée au lit, et paraissait pleurer. Mais elle ne s’en allait pas, et cela m’irritait. Maintenant elle savait tout. Je l’avais suprêmement outragée, mais… Que sert de raconter ? Elle savait maintenant que mon bref désir était né d’une pensée de vengeance, du besoin de lui imposer une humiliation nouvelle, et qu’à ma haine pour ainsi dire sans corps s’était substituée une haine personnelle, réelle et fondée sur la jalousie… D’ailleurs, je n’affirme pas qu’elle ait compris tout cela nettement. Ce qui est certain, c’est qu’elle me tenait désormais pour un homme parfaitement vil et surtout incapable d’aimer.
Je sais bien ! on me dira qu’il est impossible d’être méchant et bête à ce point. On ajoutera peut-être qu’il est impossible de ne pas aimer une telle femme, impossible au moins de ne pas apprécier son amour. – Baste ! Qu’y a-t-il d’impossible ? D’abord je ne pouvais plus aimer (dans le sens qu’on attribue à ce mot) : aimer, pour moi ne signifiait plus que tyranniser et dominer moralement. Je n’ai même jamais pu concevoir un autre amour, et je suis allé si loin en ce sens qu’aujourd’hui je crois fermement que l’amour consiste en ce droit de tyrannie concédé par l’être aimé. Même dans mes rêves souterrains, je ne me représentais l’amour que comme un duel commencé par la haine et fini par un asservissement moral : mais après ? Je n’aurais su que faire de l’objet asservi ! Et, encore une fois, qu’y a-t-il d’impossible ? Ne m’étais-je pas dépravé invraisemblablement ? N’avais-je point perdu la notion de la « vie vivante » au point d’avoir osé faire honte à Lisa d’être venue écouter des « mots de  » « pitié » ? – Et pourtant ! Elle était venue pour m’aimer !… Car, pour une femme, c’est dans l’amour qu’est toute résurrection, tout salut de n’importe quel naufrage. C’est par l’amour et seulement par l’amour qu’elle peut être régénérée. Mais était-ce bien de la haine que j’avais pour Lisa à cette heure où je courais à travers la chambre et m’arrêtais à chaque instant pour regarder derrière le paravent ? Je ne crois pas ; il m’était seulement insupportable de la sentir là, j’aurais voulu qu’elle disparût, j’aurais désiré de la « tranquillité », de la solitude. Je n’avais plus l’habitude de la « vie vivante » ; elle m’écrasait, ma respiration même en était gênée…
Quelques instants se passèrent encore ; elle ne se levait pas, abîmée dans sa stupeur : et j’eus l’imprudence de frapper légèrement au paravent pour la rappeler à elle-même… Elle se secoua brusquement, se hâta de se lever et de prendre son châle, son chapeau, sa fourrure, comme si elle eût voulu se sauver de moi quelque part. Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent, fit quelques pas dans la chambre et laissa tomber sur moi un regard lourd. (J’avais un méchant sourire, mais forcé, un sourire de convenance, et j’évitais « son regard.)
– Adieu, – dit-elle, et elle se dirigea vers la porte.
Je courus à elle, je lui pris la main, l’ouvris, et lui mis… puis la fermai, et aussitôt lui tournant le dos, je me reculai avec une singulière vivacité dans un coin, – pour ne pas la voir au moins !…
J’allais mentir, prétendre que j’ai fait cela sans réflexion, par folie, par sottise. Mais je ne veux pas mentir, et je dis franchement que, si je lui ouvris la main pour y mettre…, ce fut par méchanceté. Cette idée m’étais venue tandis que je courais de long en large par la chambre et que Lisa restait derrière le paravent. Je puis toutefois dire sincèrement que, si je fis cette atrocité exprès, ce fut plutôt par « malice cérébrale » que par « dépravation sentimentale ». Une atrocité, soit, mais artificielle, combinée, livresque ; et quand ce fut fait, je ne pus supporter la pensée de l’action que j’avais commise. Je me reculai dans un coin, puis, presque aussitôt, je me précipitai, affolé de honte et de désespoir : Lisa était déjà partie. J’ouvris la porte et criai dans l’escalier (mais timidement, à mi-voix) : « Lisa ! Lisa ! »
Pas de réponse. Il me sembla entendre des « – Lisa ! criai-je plus haut.
Pas de réponse. La porte de la rue s’ouvrit en grinçant et se referma lourdement. Ce bruit monta jusqu’au sommet de l’escalier.
– Partie !…
Je rentrai dans ma chambre en réfléchissant. Mon cœur me pesait.
Je restais debout devant la table auprès de laquelle Lisa s’était assise, et je regardais inconsciemment. Un moment se passa. Tout à coup je tressaillis : juste devant moi, sur la table, j’aperçus… oui, j’aperçus le billet bleu de cinq roubles, tout chiffonné, le même billet que je lui avais mis dans la main. C’était bien lui, ce ne pouvait être un autre, je n’en avais qu’un… Elle avait donc profité du moment où je m’étais détourné pour le jeter sur la table. 
Eh bien ! j’aurais dû prévoir cela. Hein ? j’aurais dû le prévoir ? Non ! j’étais trop égoïste, je méprisais trop les gens pour imaginer qu’elle pût être capable de cela.
Mais cela me fut insupportable. Je m’habillai en toute hâte, prenant les premiers vêtements qui se trouvèrent sous ma main, et je me précipitai à sa poursuite. – Elle n’avait pas pu faire plus de deux cents pas.
Un temps calme. La neige tombait presque perpendiculairement et formait un matelas sur les trottoirs de la rue déserte. Aucun bruit. La lumière inutile des réverbères me parut singulièrement triste. Je fis en courant deux cents pas jusqu’au plus prochain coin de rue, et là je m’arrêtai.
Où avait-elle pu aller ?
Mais… pourquoi lui courais-je après ?
Pourquoi ? Tomber à genoux devant elle ? pleurer encore ? baiser ses pieds ? lui demander pardon ? Oui, je l’aurais fait. Quel moment ! Jamais, – jamais ! – je ne me le rappellerai avec indifférence. « Mais à quoi bon ? Dès demain ne la haïrai-je pas « précisément parce que aujourd’hui je lui aurai baisé les pieds ? Suis-je capable de la rendre heureuse ? N’ai-je pas constaté aujourd’hui pour la centième fois ce que je vaux ? Ne la torturerais-je pas sans cesse ? »
Je restais debout dans la neige, poursuivant mes méditations au fond de l’ombre des rues, là-bas… « Ne vaut-il pas mieux qu’il en soit ainsi ? – continuai-je à songer, déjà rentré dans ma chambre, – n’est-ce pas mieux ? Ne vaut-il vraiment pas mieux qu’elle emporte pour l’éternité son offense ? L’offense ! mais c’est une purification ! C’est la plus douloureuse et la plus profonde conscience de la dignité humaine. Dès demain, oui, j’aurais sali son âme et blessé son cœur. Tandis que désormais l’outrage ne périra pas en elle ; malgré toute l’horreur de la boue qui l’attend, l’outrage l’élèvera et la purifiera… par la haine… Hum !… peut-être par le pardon. – Et pourtant ! En sera-t-elle plus heureuse ?… »
Et je me posais philosophiquement cette question (à étudier aux heures de loisir) : Que vaut-il mieux, un bonheur médiocre ou des souffrances supérieures ? Hein ? Que vaut-il mieux ?
C’est à l’étude de ce problème que j’ai consacré cette soirée d’agonie. Jamais je n’avais tant souffert.
(Je crois néanmoins que, au moment même où je sortis pour rejoindre Lisa, je savais que je rentrerais au bout de deux cents pas.)
Jamais plus je n’ai revu Lisa, jamais plus je n’ai rien su d’elle.
J’ajouterai que je fus longtemps très-satisfait de ma phrase sur l’utilité de l’outrage et de la haine.
Pourtant je faillis tomber malade de chagrin.
Ah ! même aujourd’hui, que ces souvenirs me sont amers ! Oui, oui, finissons là ces maudites notes : elles n’ont été pour moi qu’une nouvelle cause de souffrance, de honte. Quel absurde roman ! Dirait-on pas que j’aie rassemblé en moi, exprès, tous les traits d’un antihéros ? L’effet doit en être très-désagréable.
Assez donc ! Je ne veux plus écrire de mon Souterrain.
« Maintenant d’ailleurs tout est fini. Katia ! Lisa ! – et quarante ans !
FIN. »

Extrait de: Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky. « L'Esprit Souterrain. » iBooks.