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samedi 15 février 2020

LA LOGEUSE, FIODOR DOSTOIEVSKI, 1847.


La logeuse, Dostoïevski, 1847.

Lecture achevée le samedi 15 février 2020.

Chapitre 1

ORDINOV est le nom de notre antihéros, Vassili, son prénom. Moi qui ai nommé une de mes nouvelles Monsieur Moyen ! 

« Il menait une existence monotone et solitaire. »

« Là, il avait aperçu un personnage tout chamarré de décorations et la tête couverte de cheveux gris : l’ami et le collègue du père d’Ordinov et le tuteur de celui-ci. Le vieillard lui remit une somme insignifiante, reliquat d’un héritage vendu aux enchères. Ordinov reçut cette somme avec indifférence, fit ses derniers adieux à son tuteur et sortit. – C’était un soir d’automne, morne et triste. Ordinov réfléchissait. Il se sentait le cœur plein d’une désolation sans cause, ses yeux brillaient de fièvre, et il avait des frissons sans cesse alternés de chaud et de froid. Il calculait qu’il pourrait, avec cette somme, vivre deux ou trois ans, quatre peut-être en faisant la part de la faim… Mais l’heure s’avançait, la pluie tombait ; il loua la première chambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui une façon d’ermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deux ans après il était devenu tout à fait sauvage. »

Note perso : remarquons que dès le début, l’évocation d’une mère est absente. 

« Il était devenu sauvage sans s’en douter. Il ne se rendait point compte qu’il y eût une autre existence, extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vous appelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il ne pouvait sans doute l’ignorer tout à fait, mais il ne savait rien d’elle et ne s’en était jamais soucié. Dès l’enfance il s’était fait un vague isolement intérieur : à cette heure, l’isolement s’était précisé, défini et fortifié par la plus profonde des passions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser à des êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalité pratique de l’existence, cette passion entre toutes inassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme un poison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, le dégoûtait de la nourriture saine et même de l’air frais qui ne pénétrait jamais dans son étroite retraite. Et Ordinov, dans son exaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il ne rêvait, pour l’instant, nul autre bonheur que celui de contenter cette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de la vie et le rendait incapable de se concilier la sympathie des gens et d’arriver parmi eux à quelque situation. Car la science, chez les habiles, est un capital ; mais la passion d’Ordinov était une arme qu’il tournait contre lui-même. »

« C’était, d’ailleurs, plutôt une sorte d’enthousiasme hasardeux qu’un dessein raisonné d’apprendre et de savoir. Dès l’enfance il s’était fait une réputation de singularité. Il n’avait pas connu ses parents, son caractère étrange et « à part » lui attirait du fait de ses camarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé, il devint morose, plus « à part » encore et peu à peu tout à fait exclusif. C’est dans de telles dispositions qu’il s’était laissé séduire par sa passion, et il s’y livrait solitairement, sans ordre ni système arrêté. Ce n’avait été jusqu’alors que la première fougue et la première fièvre d’un artiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il la contemplait avec amour, toute vague encore et confuse qu’elle fût. Il la voyait peu à peu prendre corps et s’éclairer : il lui semblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désir dévorait l’âme d’Ordinov, mais il ne sentait encore que trop peu nettement l’originalité de son idée, sa vérité et sa personnalité. La création se manifestait déjà, elle se limitait et se condensait, mais le terme était encore loin, très-loin peut-être : peut-être ne devait-il jamais venir !…

Et il allait à travers les rues « comme un réfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquement quitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée et retentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant il était étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) il ne pouvait même pas s’étonner de son étonnement. Il ne remarquait pas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire d’une joie et d’une ivresse comparables à celles d’un affamé qui romprait un long jeûne. – N’était-il pourtant pas bien curieux qu’un changement de logement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler un Pétersbourgeois, fût-il Ordinov ? – Il est vrai qu’il n’avait jamais eu l’occasion de sortir pour affaires. »

« Il se complaisait de plus en plus en sa flânerie d’observateur.

Fidèle à ses habitudes d’esprit, il lisait dans les tableaux qui se déroulaient clairement en lui comme entre les lignes d’un livre. Tout l’intéressait, il ne perdait pas une impression. Avec ses yeux intérieurs il examinait les visages des passants, regardait attentivement la physionomie des choses, tout en écoutant avec sympathie le langage du peuple, comme s’il eût contrôlé les conclusions où l’avaient amené les calmes méditations de ses nuits solitaires. Souvent quelque futilité l’arrêtait, lui suggérant une idée, et pour la première fois il se dépitait de s’être ainsi retranché du monde dans une cellule. Tout ici, en lui comme en dehors de lui, allait plus vite ; son pouls battait largement et vivement ; son esprit, qu’avait comprimé la solitude, aiguisé maintenant, élevé par l’exaltation de l’activité, travaillait avec précision, calme et énergie. Maintenant il aurait voulu s’introduire dans cette vie qu’il ne connaissait pas encore ou, pour mieux dire, qu’il ne connaissait qu’en artiste. Son cœur battit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle. Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui le frôlaient : mais c’étaient des passants absorbés et inquiets !… et peu à peu son insouciance disparaissait, la réalité l’oppressait déjà, lui donnant une sorte d’horreur et en même temps d’estime pour la vie, et il commençait à se lasser de cette extraordinaire abondance d’impressions nouvelles, comme un malade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clarté du jour, étourdi par l’effervescence de l’activité humaine, en vertiginé par le bruit et la variété de la foule qui s’agite autour de lui. Tout à coup il fut saisi d’une morne tristesse. Il en venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir. Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout son passé, isolé, sans échange d’affection… Quelques passants avec lesquels il avait d’abord essayé d’engager la conversation s’étaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On le prenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, – en quoi l’on ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que sa confiance avait toujours été ainsi repoussée, et que pendant son enfance tout le monde le fuyait à cause de son entêtement et de son allure absorbée, que sa sympathie n’avait jamais su se révéler que par des dehors ambigus et pénibles, sans égalité morale. Ç’avait été la grande souffrance de son enfance de constater qu’il ne ressemblait pas à ses petits camarades. Et il était obsédé par le sentiment de cette incurable solitude.

Distraitement il s’échoua dans un endroit très excentrique. Après avoir dîné dans un restaurant médiocre, il reprit sa promenade errante. »

« En proie à une angoisse profondément troublante et à une grandissante oppression, Ordinov s’accota au mur, dans un des coins les plus sombres, et s’oublia dans ses pensées. Le pas régulier et sourd de deux paroissiens le rappela à lui. Il les regarda, et une indéfinissable curiosité s’empara de son esprit. C’étaient un vieillard et une jeune femme. »« La femme pouvait avoir vingt ans. Une beauté merveilleuse ! Elle était vêtue d’une riche fourrure bleu clair ; un fichu en satin blanc couvrait sa tête et se nouait sous le menton. Elle marchait les yeux baissés, et une sorte de gravité réfléchie s’affirmait nettement et tristement dans les lignes douces et tendres de son visage d’enfant. Il y avait quelque chose d’étrange dans la soudaine apparition de ce couple. « Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église et salua des quatre côtés, bien qu’il n’y eût plus personne. Sa compagne l’imita, puis il la prit par la main et la conduisit vers la grande image de la Vierge, patronne de l’église. Cette image étincelait, près de l’autel, d’un feu aveuglant qui se reflétait parmi l’or et les pierreries des ornements. Le bedeau salua avec déférence l’étranger, qui lui rendit légèrement son salut. Sa compagne tomba à genoux devant l’image ; le vieillard prit l’extrémité de la nappe d’église et lui en couvrit la tête. De sourds sanglots retentirent.

Intrigué par la solennité de cette scène, Ordinov en attendait impatiemment la fin. Deux minutes après, la femme releva la tête, et de nouveau son beau visage fut éclairé par la vive lumière de la lampe. Ordinov tressaillit et fit en avant deux pas. Elle avait déjà repris le bras du vieillard, et tous deux lentement se dirigeaient vers la porte. Les larmes brûlaient ses sombres yeux bleus dont les longs cils baissés tranchaient sur la blancheur laiteuse de son teint. Les larmes coulaient sur ses joues pâlies. Ses lèvres souriaient, mais son visage conservait les traces d’une terreur puérile et mystérieuse .Toute frémissante d’émotion, elle se serrait avec confiance contre le vieillard.

Agité, comme fouetté par une sensation inconnue, douce et excitante, Ordinov les suivit vivement, et, sur le parvis, passa devant eux. Le « vieillard lui adressa un regard hostile. Elle aussi le regarda, mais sans prendre garde à lui, comme enfouie dans ses pensées. Sans se rendre exactement compte des mobiles de son action, Ordinov continua à les suivre, de loin, dans l’ombre maintenant très-avancée du crépuscule. Le couple s’engagea dans une large et sale rue d’artisans, pleine de magasins de farines et d’auberges, et qui aboutissait aux remparts de la ville. De là, il tourna dans une ruelle étroite et longue, bordée de hautes barrières ; au bout se dressait le grand mur sombre d’une maison de quatre étages dont l’allée communiquait de cette ruelle à une autre. Ils approchaient tous trois de la maison, quand le vieillard se retourna et dévisagea Ordinov avec impatience. Le jeune homme s’arrêta, comme cloué sur place ; son entraînement lui parut à lui-même inconvenant. Le vieillard se retourna une fois encore, sans doute pour se convaincre que sa menace silencieuse avait produit son effet, puis, avec la jeune femme, pénétra dans la cour de la maison. Ordinov reprit le chemin de son logement.

« Il était de très-mauvaise humeur et se reprochait cette fatigante journée, gaspillée sans profit et qu’il avait terminée par une sottise, en prêtant à une circonstance plus que banale les couleurs d’une aventure. 

« Malgré le mécontentement que lui avait causé, le matin de ce même jour, la constatation de sa sauvagerie, son esprit conservait l’habitude de fuir instinctivement tout ce qui pouvait le distraire ou l’émouvoir sans ébranlement utile pour la pensée. Et il se prit à songer tristement et avec une sorte de repentir à son vieux coin où il était si sûrement à l’abri de semblables accidents ; puis une angoisse s’empara de lui à la pensée des tracas d’un déménagement et de l’ennui d’être encore dans l’indécision à ce sujet. En même temps il se trouvait humilié de tant s’occuper d’une telle vétille. Enfin fourbu, incapable de lier deux idées, il remarqua avec surprise qu’il avait dépassé sa maison sans s’en apercevoir. Étourdi, hochant la tête en songeant à cette anormale distraction, il l’attribua à la fatigue, et, gravissant l’escalier, entra dans sa mansarde. 

« aussitôt l’image de la jeune femme éplorée s’offrit très-nettement à son imagination. Si ardente et si forte fut cette impression, son cœur suivait avec une telle prédilection les doux et tendres traits de ce visage bouleversé par une terreur et un attendrissement mystérieux, baigné par des larmes d’exaltation ou de puéril repentir, que les yeux d’Ordinov se troublèrent et qu’il sentit un feu s’allumer dans ses veines. Mais l’apparition s’évanouit. Après le transport vint la réflexion, puis le dépit, puis une sorte de colère impuissante ; sans se déshabiller, il s’enveloppa dans sa couverture et se jeta sur son rude lit… 

« La matinée était avancée quand il s’éveilla, à la fois accablé et confus. Il fit rapidement sa toilette en s’efforçant de penser à ces soins quotidiens, et sortit, en prenant la direction opposée à celle qu’il avait prise la veille. Pour en finir, il choisit un logement chez un pauvre Allemand nommé Schpis, qui demeurait avec sa fille Tinchen. Schpis, aussitôt les arrhes reçues, ôta l’écriteau cloué à la porte et félicita Ordinov pour son amour de la science. Il lui promit de s’occuper lui-même de son service. Ordinov déclara qu’il emménagerait dans la soirée, puis il reprit le chemin de son ancienne chambre. Mais en route il réfléchit et tourna du côté opposé. L’audace lui revenait, et il sourit en lui-même de sa curiosité. La route, dans son impatience, lui parut très-longue. Il parvint enfin à l’église de la veille. On officiait. Il choisit une place d’où il pût voir tous les fidèles : mais ceux qu’il cherchait n’y étaient pas. Après une longue attente, il sortit, un peu honteux. Il s’entêta fortement à tâcher de fixer son esprit sur des sentiments indifférents pour changer le cours de ses pensées. Et comme il réfléchissait aux banalités de la vie, il vint à songer que c’était l’heure du dîner. Effectivement, il avait faim. Il entra donc dans le restaurant où il avait déjà dîné la veille : plus tard il ne se souvint pas comment il en était sorti. Longtemps et inconsciemment il erra à travers les rues, les ruelles pleines de gens et les places vides, et parvint à un endroit complètement désert, sans maisons et où s’étendaient des champs jaunissants. Le calme mortel du lieu, en lui donnant une sensation nouvelle ou dès longtemps oubliée, le rappela à lui. »

« Ordinov s’en alla plus loin, plus loin encore. Mais enfin la solitude lui pesa. Il rentra dans la ville, et soudain il entendit les puissants accents de la cloche appelant à la prière du soir. Il doubla le pas, et bientôt il entra de nouveau dans l’église qui depuis un jour lui était si familière.

L’inconnue s’y trouvait déjà. 

« Elle était agenouillée près de l’entrée, dans la foule des fidèles. Ordinov se fraya un chemin à travers les rangs serrés des mendiants, des vieilles femmes déguenillées, des malades et des infirmes qui attendaient l’aumône à la porte, et s’agenouilla à côté de la jeune femme. Leurs vêtements se touchaient. Il entendait la respiration inégale qui s’échappait avec une ardente prière de ses lèvres entr’ouvertes. Ses traits, comme la veille, trahissaient une émotion et une piété infinies. Comme la veille, des larmes ne cessaient de couler et de se consumer sur les joues brûlantes, comme pour laver quelque terrible crime. L’endroit était sombre. Par instants seulement la flamme d’une lampe agitée par le vent éclairait d’une intermittente lueur le visage de l’inconnue dont chaque trait se gravait dans la mémoire d’Ordinov, dans son regard et dans son cœur. Enfin, n’y tenant plus, la poitrine convulsivement oppressée, il éclata en sanglots et heurta de sa tête en feu les dalles glacées. Il n’entendit, il ne sentit rien, sauf au cœur, comme s’il allait cesser de battre, un spasme très-douloureux.

Était-ce la solitude qui avait développé en lui cette extrême impressionnabilité et laissé ainsi ses sens sans défense, comme à découvert ? S’était-elle amassée, cette effervescence, dans l’angoisse des insomnies sans bruit et sans air ? Avait-il fallu tous ces efforts désordonnés et toutes ces impatientes émotions de l’esprit pour qu’enfin le cœur pût s’ouvrir, trouver une issue et prendre son élan ? Ou bien était-ce simplement que l’heure eût sonné et que les choses dussent s’accomplir ainsi, soudainement, comme dans un jour de chaleur étouffante le ciel s’obscurcit tout à coup, puis se décharge sur la terre altérée en pluie chaude qui suspend des perles aux branches vermeilles, et froisse l’herbe des champs, et courbe au ras du sol les corolles délicates des fleurs : mais au premier rayon du soleil tout renaît, tout se relève, tout s’élance au-devant de la lumière et solennellement lui envoie jusqu’au ciel, pour fêter cette renaissance, d’abondants et doux effluves de joie et de santé… Ordinov « ne pouvait se rendre compte de son état, il avait à peine conscience de lui-même… Il ne s’aperçut presque pas de la fin de l’office. Alors pourtant il se releva et suivit la jeune femme à travers la foule des paroissiens qui se portaient vers l’entrée. Il rencontra plus d’une fois son regard tranquille tout ensemble et étonné. Plus d’une fois arrêtée par les reflux de la foule, elle se retourna vers lui ; son étonnement s’accroissait visiblement, et tout à coup ses joues s’empourprèrent. Alors se montra le vieillard qui la prit par la main. Ordinov subit de nouveau le regard moqueur et menaçant, et une sorte d’étrange rancune lui serra le cœur, Mais bientôt il perdit de vue les deux inconnus, et, rassemblant toute son énergie dans un effort surnaturel, il s’élança en avant et sortit de l’église.

L’air frais put à peine le rafraîchir. Sa respiration était difficile, il suffoquait. Son cœur battait lentement et fortement à lui rompre la poitrine. Il chercha en vain à retrouver ses inconnus : ni dans la rue ni dans la ruelle, personne. Mais en sa tête naissait une pensée et se formait un de ces plans décisifs et bizarres qui bien qu’insensés, réussissent toujours en de telles circonstances.

Le lendemain matin, à huit heures, il vint par la ruelle à la maison qu’habitaient le vieillard et la jeune femme, et entra dans une cour étroite, sale, infecte comme une fosse d’ordures. »

« – Je cherche un logement, répondit Ordinov, d’un ton bref.

– Lequel ? demanda le dvornik avec un sourire.

Il regardait Ordinov comme s’il eût été au courant de ses pensées.

– Je cherche une sous-location, répondit encore Ordinov.

– Sur cette cour-là il n’y en a pas, dit le dvornik en indiquant d’un regard malicieux une cour voisine.

– Et ici ?

– Ici non plus.

Et le dvornik se remit à son travail.

– Peut-être y en a-t-il tout de même, reprit Ordinov en lui glissant dans la main une pièce de vingt kopecks.

Le Tartare regarda Ordinov, prit la pièce, se remit de nouveau au travail et, après un silence, déclara :

– Non, il n’y a pas de logement. 

« Mais le jeune homme ne l’écoutait plus. Il se dirigeait, en marchant sur les planches fléchissantes et à demi pourries qu’on avait jetées sur les flaques d’eau, vers l’unique entrée qui donnât sur cette cour noire, dégoûtante et croupie dans la boue. Au rez-de-chaussée vivait un pauvre fabricant de cercueils. Dépassant l’atelier de ce « garçon d’esprit », Ordinov s’engagea dans un escalier tournant, ruineux et glissant, et parvint à l’étage supérieur. En tâtonnant dans l’ombre, il trouva une porte épaisse en bois non équarri et couverte de nattes d’osier en loques. Il chercha le loquet et le tourna. Il ne s’était pas trompé : devant lui se tenait le vieillard qui le regardait fixement, au comble de la surprise.

– Que veux-tu ? demanda-t-il d’une voix rude et basse.

– Y a-t-il un logement ? murmura Ordinov sans savoir exactement ce qu’il disait : derrière les épaules du vieux il venait d’apercevoir la jeune femme.

Le vieillard, sans répondre, se mit à fermer la porte en poussant Ordinov dehors. Mais tout à coup Ordinov entendit la voix caressante de la jeune femme murmurer :

– Il y a une chambre.

– Je n’ai besoin que de très-peu de place, dit Ordinov « en se hâtant de rentrer et en s’adressant à la belle.

Mais il s’arrêta, stupéfait, en regardant son futur logeur. Sous ses yeux se jouait un drame muet. Le vieillard était mortellement pâle, prêt à tomber inanimé. Il faisait peser sur la jeune femme un regard de plomb, immobile et perçant. Elle aussi pâlit d’abord, mais brusquement tout son sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent d’un étrange éclat.

Elle conduisit Ordinov dans la pièce voisine.

Tout le logement se composait d’une seule et vaste chambre divisée par deux cloisons en trois parties. Du vestibule on passait dans une très-petite pièce. En face, dans la cloison, s’ouvrait une porte qui menait évidemment à la chambre à louer. Elle était étroite, avec deux fenêtres basses très-rapprochées l’une de l’autre. Tout était embarrassé par les menus objets essentiels à un ménage. Tout était pauvre, mesquin, mais extrêmement propre. Une table en bois blanc, deux chaises vulgaires, deux bancs le long du mur formaient tout le mobilier. Dans un coin l’on avait mis une grande image pieuse ornée d’une couronne dorée et soutenue par une planche. Devant l’image brûlait une lampe. La chambre à louer partageait avec la pièce voisine un grand et incommode poêle russe. Il était clair que « trois personnes ne pouvaient vivre dans un tel logement.

Ils discutèrent les conditions. Mais leurs voix étaient entrecoupées, ils se comprenaient à peine. Ordinov, à deux pas d’elle, entendait battre son cœur. Elle était tremblante, et à son émotion se mêlait une sorte de terreur. Enfin l’accord se fit. Le jeune homme déclara qu’il emménagerait aussitôt et revint au vieillard. Il se tenait encore près de la porte, debout et toujours très-pâle, mais un sourire calme, un sourire réfléchi s’était fait jour sur ses lèvres. En apercevant Ordinov, il fronça de nouveau le sourcil.

– As-tu un passeport ? lui demanda-t-il brusquement, d’une voix haute et dure, tout en ouvrant la porte.

– Oui, répondit Ordinov un peu déconcerté.

– Qui es-tu ?

– Vassili Ordinov, noble, sans emploi. Je m’occupe de certains travaux, répliqua Ordinov, sur le même ton que le vieillard.

– Et moi aussi ; je suis Ilia Mourine, mechtchanine [2]. C’est assez, va-t’en.

Une heure plus tard, Ordinov était installé, à son propre étonnement, – et à celui de M. Schpis, qui commençait à soupçonner, avec sa douce Tinchen, que son locataire s’était moqué de lui. Ordinov ne comprenait guère comment tout cela avait pu arriver, mais il ne tenait pas à le comprendre. 

Chapitre 2

« Son cœur battait si fort que ses yeux se troublaient et sa tête tournait. Machinalement il entreprit de mettre ses affaires en ordre. Il dénoua le paquet de ses hardes ; puis il ouvrit sa malle de livres et voulut les ranger. Mais bientôt ce travail le lassa. À chaque instant s’offrait à ses yeux éblouis l’image de cette jeune femme dont l’apparition avait bouleversé son âme et vers qui tout son cœur se portait dans un irrésistible élan. Tant de bonheur désorientait sa pâle existence, ses pensées s’obscurcissaient ; il éprouvait comme une agonie d’incertitude et d’espérance.

Il prit son passe-port et le porta au logeur, espérant voir la jeune femme. Mais Mourine entr’ouvrit à peine la porte, prit le papier et dit :

– C’est bien ; vis en paix. Et la porte se referma. « Ordinov resta un instant étonné. Sans s’expliquer pourquoi l’aspect de ce vieillard, au regard empreint de haine et de méchanceté, lui était pénible. Mais l’impression désagréable se dissipa bientôt. Depuis trois jours, Ordinov vivait dans un véritable tourbillon, qui contrastait singulièrement avec son ancienne tranquillité. Il ne pouvait ni ne voulait réfléchir. C’était une sorte de confusion. Il sentait sourdement que sa vie venait de se briser en deux parts. Maintenant il n’avait qu’un désir, qu’une passion, et nulle autre pensée ne pouvait le troubler.

Il rentra dans sa chambre et y trouva près du poêle où cuisait le dîner une petite vieille bossue, si sale et si déguenillée qu’il fut pris de compassion pour elle. Elle paraissait très-méchante. De temps à autre elle marmonnait, en remuant sa bouche édentée et son nez. C’était la domestique. Ordinov essaya de lui parler, mais elle se tut évidemment par malice. À l’heure du dîner, elle sortit du poêle des stchi [3], des pâtés, de la viande, et les porta chez ses maîtres, puis elle en apporta autant à Ordinov. 

« Après le dîner, un silence complet régna dans la maison.

Ordinov prit un livre et le feuilleta, s’efforçant de comprendre et n’y parvenant pas malgré plusieurs lectures. Impatienté, il jeta le livre et de nouveau voulut mettre ses affaires en ordre. Enfin il prit son chapeau, son manteau, et sortit. Il allait au hasard, sans voir la route, tâchant de se recueillir, de concentrer quelques pensées éparses et de se rendre compte de sa situation. Mais cet effort ne réussit qu’à augmenter ses souffrances. Le froid et le chaud l’envahissaient alternativement, et il avait parfois de tels battements de cœur qu’il était obligé de s’appuyer au mur. « Non, mieux vaut la mort », pensait-il, « mieux vaut la mort », murmura-t-il de ses lèvres tremblantes et enflammées, sans songer à ce qu’il disait.

Il marcha très-longtemps. Enfin il s’aperçut qu’il était mouillé jusqu’aux os et remarqua pour la première fois que la pluie tombait à verse. Il retourna chez lui. Non loin de la maison il aperçut le dvornik et crut voir que le Tartare le regardait fixement et avec curiosité, puis fit mine de s’éloigner en voyant qu’Ordinov l’avait aperçu.

– Bonsoir, lui dit Ordinov en l’atteignant. Comment « m’appelle dvornik, répondit l’autre en souriant.

– Y a-t-il longtemps que tu es dvornik ici ?

– Longtemps.

– Mon logeur est un mechtchanine ?

– Mechtchanine, s’il te l’a dit.

– Que fait-il ?

– Il est malade, il vit, il prie Dieu.

– C’est sa femme ?…

– Quelle femme ?

– Celle qui habite avec lui.

– Sa fa-a-me, s’il te l’a dit. Adieu, barine [4].

Le Tartare toucha sa casquette et pénétra dans sa loge.

Ordinov rentra chez lui. La vieille, en marmonnant et en grognant toute seule, lui ouvrit la porte, la ferma au verrou et monta sur le poêle où elle achevait son siècle [5]. La nuit venait. Ordinov alla « chercher de la lumière, mais la porte des logeurs était fermée à clef. Il appela la vieille qui, dressée sur son coude, le regardait fixement et paraissait inquiète de le voir près de cette serrure. Elle lui jeta sans rien dire un paquet d’allumettes, et il entra dans sa chambre. Pour la centième fois il essaya de mettre en ordre ses effets et ses livres. Mais bientôt, sans s’expliquer ce qui lui arrivait, il fut obligé de s’asseoir sur un banc et tomba dans un bizarre engourdissement. Par instants, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas un sommeil, mais une torpeur maladive. Il entendit une porte s’ouvrir et comprit que les logeurs rentraient de la prière du soir. Il lui vint à l’esprit qu’il avait quelque chose à leur demander, il se leva et eut la sensation qu’il marchait, mais il fit un faux pas et tomba sur un tas de bois que la vieille avait jeté dans la chambre. Il resta là, inanimé, et quand il ouvrit les yeux, longtemps après, il s’étonna d’être couché sur le banc, tout habillé : sur lui, avec une tendre sollicitude, se penchait un visage de femme, un adorable visage tout humide de larmes douces et comme maternelles. Il sentit qu’on déposait un oreiller sous sa tête, qu’on le couvrait de quelque chose de chaud et qu’une main fraîche touchait son front brûlant. Il aurait voulu dire : Merci ! Il aurait voulu prendre cette main, la porter à ses lèvres arides, l’arroser de ses larmes et l’embrasser, l’embrasser toute une éternité ! Il aurait voulu dire bien des choses, mais il ne savait quoi. Surtout il aurait voulu mourir en cet instant. Ses mains étaient de plomb, il ne pouvait les mouvoir, il était inerte et entendait seulement son sang battre dans ses artères avec une extraordinaire violence. Il sentit encore qu’on lui mouillait les tempes… Enfin il s’évanouit.

Le soleil cinglait d’une gerbe de rayons d’or les carreaux de la chambre quand Ordinov s’éveilla, vers huit heures du matin. Une sensation délicieuse de calme, de repos, de bien-être, caressait ses membres. Puis il lui sembla que quelqu’un était naguère auprès de lui, et il acheva de s’éveiller en cherchant anxieusement cet être invisible. Il aurait « tant voulu étreindre son amie et lui dire pour la première fois de la vie : « Salut à toi, mon amour ! »

– Mais que tu dors longtemps ! dit une légère voix de femme.

Ordinov tourna la tête, et le visage de sa belle logeuse se pencha vers lui avec un affable sourire, clair comme le jour.

– Tu as été longtemps malade ! reprit-elle. Mais c’est assez, lève-toi. Pourquoi rester ainsi en prison ? La liberté est meilleure que le pain, plus belle que le soleil. Allons, lève-toi, mon mignon, lève-toi.

Ordinov saisit et serra fortement la main de la jeune fille. Il pensait rêver encore.

– Attends, dit-elle, je vais te faire du thé. En veux-tu ? Prends-en, va, ça te fera du bien : je le sais, moi, j’ai été malade aussi.

– Oui, donne-moi à boire, dit Ordinov d’une voix faible en se levant. Il était sans forces. Un frisson lui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris, comme rompus. Mais il avait le cœur en fête, et le soleil l’échauffait comme un feu de joie. Une vie nouvelle, puissante, inconnue, commençait pour lui. La tête lui tournait faiblement.

– On t’appelle Vassili, n’est-ce pas ? demanda « -t-elle. J’ai mal entendu, ou c’est le nom que le logeur te donnait hier.

– Oui, Vassili, et toi ? dit Ordinov.

Il voulut s’approcher d’elle, mais il se soutenait à peine et chancela. Elle le retint par la main, en riant.

– Moi, je m’appelle Catherine.

De ses grands et clairs yeux bleus elle plongeait au fond du regard d’Ordinov. Tous deux se tenaient fortement les mains, sans plus parler.

– Tu as quelque chose à me demander, dit-elle enfin.

– Oui… Je ne sais, répondit Ordinov, et il eut un éblouissement.

– Comme tu es, vois ! Assez, mon mignon, ne te chagrine pas. Mets-toi ici, au soleil, près de la table… Reste tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle en le voyant faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir, tu auras tout le temps de me « Je vais revenir, tu auras tout le temps de me voir.

Un instant après, elle apporta le thé, le posa sur la table et s’assit en face d’Ordinov.

– Prends, dit-elle, bois. Eh bien ! as-tu toujours mal à la tête ?

– Non, maintenant, non… Je ne sais pas, peut-être ai-je mal… Mais je ne veux plus… J’en ai assez !… Ah ! je ne sais pas ce que j’ai, ajouta-t-il, suffoqué ; et reprenant la main de Catherine : Reste ici, ne t’éloigne pas. Donne, donne-moi tes mains… Tu m’éblouis, je te regarde comme un soleil ! s’écria-t-il comme arrachant ces mots de son cœur. Les sanglots lui serraient la gorge.

– Mon pauvre ! Tu n’as probablement pas vécu avec de bonnes gens. Tu es seul, tout seul ? N’as-tu pas de parents ?

– Non, personne. Je suis seul… Mais ça m’est égal. Maintenant ça va mieux… Je suis bien, maintenant ! dit Ordinov avec le ton du délire.

Il lui semblait que la chambre tournait autour de lui.

– Moi aussi j’ai longtemps vécu toute seule… Comme tu me regardes !… dit-elle après un silence. Eh bien… et après ? On dirait que mes yeux te brûlent ! Tu sais, quand on « aime quelqu’un… Moi, dès le premier moment je t’ai pris dans mon cœur. Si tu es malade, je te soignerai comme moi. Mais il ne faut plus être malade, non, Quand tu iras mieux, nous vivrons comme frère et sœur, veux-tu ? Une sœur, c’est difficile à trouver quand Dieu ne vous en a pas donné.

– Qui es-tu ? D’où es-tu ? murmura Ordinov.

– Je ne suis pas d’ici… De quoi t’occupes-tu ?… Tu sais ce conte : il y avait une fois douze frères dans une grande forêt. Une jolie fille s’y égara ; elle entra dans leur maison, y mit tout en ordre, y imprégna toutes choses de sa tendresse. À leur retour, les frères devinèrent qu’une sœur leur était venue, et ils l’appelèrent, et elle se montra. Tous l’appelèrent sœur et lui laissèrent sa chère liberté. Elle fut leur sœur et leur égale… Connaissais-tu ce conte ?

– Je le connais, dit Ordinov. 

« – Il fait bon vivre. Est-ce que tu aimes la vie ?

– Oui ! oui ! s’écria Ordinov, longtemps, longtemps, tout un siècle de vie !

– Eh bien ! je ne sais pas, dit pensivement Catherine, moi, je voudrais mourir. C’est pourtant bon d’aimer la vie et les braves gens, oui… Regarde, te voilà redevenu blanc comme la farine !

– Oui, la tête me tourne…

– Attends, je vais t’apporter un matelas et un autre oreiller. Je te les mettrai là, tu t’endormiras en rêvant de moi, et le mal passera… Notre vieille bonne aussi est malade…

Elle parlait tout en faisant le lit, et parfois elle regardait Ordinov et lui souriait par-dessus l’épaule.

– Que de livres tu as ! dit-elle en soulevant la malle.

Elle vint au jeune homme, le prit par la main, le mena au lit et le couvrit d’une couverture.

– On dit que les livres corrompent l’homme, continua-t-elle en hochant la tête d’un air capable. Tu aimes lire dans les livres ?

– Oui, dit au hasard Ordinov, sans savoir s’il dormait ou s’il veillait, et en serrant fortement la main de Catherine pour s’assurer qu’il ne dormait pas.

– Chez mon patron aussi il y a beaucoup de livres. Veux-tu « les voir ? Il dit que ce sont des livres de piété, et il m’y lit toujours. Je te les montrerai plus tard, et tu m’expliqueras ce qu’il m’y lit.

– Parle-moi encore, murmura Ordinov en la regardant fixement.

– Aimes-tu prier ? demanda-t-elle après un silence. Sais-tu, moi, j’ai toujours peur, j’ai peur…

Elle n’acheva pas et parut s’abîmer dans une profonde rêverie. Ordinov porta sa main à ses lèvres.

– Pourquoi baises-tu ma main ? dit-elle en rougissant. Eh bien ! prends, baise-les, continua-t-elle en riant et en lui donnant ses deux mains. Puis, en retirant une, elle la posa sur le front brûlant du jeune homme et se mit à lui lisser et à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle s’assit par terre, près du lit, et colla sa joue à la joue d’Ordinov, lui caressant le visage de son haleine humide et tiède. Tout à coup il sentit des « larmes abondantes et brûlantes tomber comme du plomb fondu des yeux de la jeune fille sur ses joues. Il devenait de plus en plus faible, ses mains ne pouvaient plus se mouvoir. À ce moment on entendit heurter à la porte et le verrou grincer. Ordinov put encore se rendre compte de la présence du vieillard derrière la cloison. Il vit, assez nettement, Catherine se lever, sans hâte, sans embarras, et faire sur lui un signe de croix. Il venait de fermer les yeux quand un chaud et long baiser lui brûla les lèvres. Il ressentit comme un coup de couteau en plein cœur, poussa un gémissement et s’évanouit de nouveau.

Alors commença pour lui une vie étrange.

Parfois, dans une confuse conscience, il se voyait condamné à vivre dans une sorte d’inéluctable rêve, un singulier cauchemar de luttes stériles. Épouvanté, il essayait de réagir contre cette fatalité, mais dans le moment le plus désespéré d’une lutte acharnée, une puissance inconnue le terrassait de nouveau ; de nouveau il sentait qu’il perdait connaissance, de nouveau un abîme d’obscurité profonde, sans limites, sans rien devant lui, et il s’y précipitait en criant d’angoisse et de désespoir. « Parfois, au contraire, c’étaient des instants de bonheur qui dépassaient ses forces et l’anéantissaient. Alors son corps avait acquis une vivacité convulsive ; le passé s’éclairait, l’heure présente n’était que joie et victoire ; il rêvait éveillé un bonheur inouï. Qui a connu de tels instants ? une ineffable espérance vivifie l’âme comme une rosée, on voudrait pleurer de joie, et bien que l’organisme soit vaincu par tant de sensations extrêmes, bien qu’on sente le tissu de la vie se déchirer, on s’applaudit d’une régénération et d’une résurrection. Parfois encore il s’assoupissait, et revivait alors, tous ensemble, les événements des derniers jours : mais ce n’étaient que des apparitions étranges et problématiques. »

Incohérence : il n’était pas censé avoir connu ses parents ou alors ils sont morts quand il était jeune. Apparition d’un vieillard imaginaire qui lui nuit : est-ce la mauvaise personne en lui, le mal, la mort ?

« Mais, à d’autres heures, le souvenir lui revenait de ses années d’enfance. Il revivait ces années sans trouble et leurs joies sereines, et leur bonheur perpétuel, et ce premier étonnement – si doux ! – de la vie, alors qu’un essaim d’esprits bienfaisants sortait de chaque fleur qu’il cueillait, et jasait avec lui sur le pré luxuriant, devant la petite maisonnette nichée dans un bouquet d’acacias. Les doux esprits lui souriaient de l’extrémité du grand lac transparent au bord duquel il se plaisait à rester durant des heures entières, à écouter le bruit des vagues. Et c’étaient les esprits qui l’endormaient au frémissement de leurs ailes, dans des rêves colorés et riants, à l’heure où sa mère se penchait sur son petit lit, lui faisait au front le signe de la croix, l’embrassait et le berçait de chansons de nourrice durant les longues nuits paisibles. Mais voilà qu’apparaissait un être qui lui causait des terreurs au dessus de son âge et versait dans sa vie les premiers poisons du chagrin. Il sentait confusément que cet être, ce vieillard inconnu pèserait sur tout son avenir, et il le regardait en tremblant et ne pouvait détourner de lui ses yeux un seul instant. Ce maudit vieillard le poursuivait partout. Au jardin, il l’épiait et le saluait hypocritement en hochant la tête derrière chaque arbuste. À la maison, il se transformait en chacune des poupées de l’enfant, et riait, et le harcelait, grimaçant dans ses mains comme un méchant gnome. À l’école, il excitait contre lui ses camarades inhumains, ou bien, prenant place sur le banc, il lui apparaissait, blotti dans chacune des lettres de sa grammaire. Et pendant la nuit il s’asseyait à son chevet… Il chassait l’essaim des esprits bienfaisants qui jadis battaient de leurs ailes d’or et de saphir autour de la couchette. Il chassait aussi loin de l’enfant, et pour toujours, sa pauvre mère, et, durant des nuits interminables, il murmurait un conte fantastique, incompréhensible pour le pauvre petit, mais qui le déchirait et l’agitait de terreurs et de passions prématurées. Et sourd aux sanglots, sourd aux prières, le vieux continuait jusqu’à ce que jusqu’à ce que sa victime tombât dans une torpeur voisine de l’évanouissement… Tout à coup l’enfant se réveillait homme fait : des années avaient passé, il retombait brusquement dans sa situation actuelle, et brusquement il comprenait qu’il était seul et étranger dans le monde entier, seul parmi des gens mystérieux et sujets à caution, parmi des ennemis toujours réunis dans un coin de la chambre obscure, et chuchotant entre eux, et échangeant des signes d’intelligence avec la vieille accroupie auprès du feu, qui leur montrait du geste le malade et puis se remettait à chauffer ses mains ridées. »

« Et la peur le prenait tandis que, dans les ténèbres, la vieille à tête blanche et tremblante accroupie devant le feu qui s’éteignait commençait « un long récit, à voix basse. Et à son immense terreur le conte prenait corps devant lui ; c’étaient des gestes, des visages, il revoyait tout, depuis les rêves confus de son enfance jusqu’à ses plus récentes pensées ; et toutes ses actions, et toutes ses lectures, et tout ce qu’il avait oublié dès longtemps ; tout s’anime, prend une apparence, atteint à des hauteurs vertigineuses et tourbillonne autour de lui. Il voit s’ouvrir devant ses yeux des jardins magiques et fastueux, naître et mourir des villes entières, des cimetières entiers lui envoyer leurs morts ressuscités, des races entières grandir et décroître, et chacune de ses pensées se matérialisait autour de son chevet de malade, chaque rêve prenait corps en naissant, de telle sorte qu’il n’avait plus d’idées spirituelles, mais des mondes physiques et des constructions tangibles d’idées. Et il se voyait lui-même perdu comme un grain de sable dans cet étrange univers, infranchissable, infini, et il sentait la vie peser de tout son poids sur son indépendance et le poursuivre sans trêve comme une éternelle ironie. Et il se voyait mourir et tomber en poussière sans espérance de résurrection pour l’éternité. Et il cherchait où s’enfuir, sans trouver un coin « pour se cacher dans cet abominable monde. Enfin, éperdu d’horreur, il réunit ses forces, jeta un cri et s’éveilla…

Il s’éveilla baigné d’une sueur glaciale. Autour de lui régnait un silence de mort. La nuit était profonde. Mais il lui semblait que quelque part se continuait encore le merveilleux conte, qu’une voix enrouée ressassait l’interminable récit qu’il croyait reconnaître. Et cela parlait de forêt sombre, de brigands audacieux, d’un gaillard déterminé presque semblable à Stegnka Razine, et de joyeux compagnons, et de bourlakis [6], et d’une jolie fille, et de la mère Volga [7]. N’était-ce pas une illusion ? Entendait-il vraiment ? Une heure entière il resta ainsi aux écoutes, les yeux ouverts, immobile, dans une torpeur douloureuse. Enfin il s’assit avec précaution, et se réjouit de se sentir assez fort, d’une force que sa terrible maladie n’avait pas épuisée. Le délire avait cessé, la réalité recommençait. Il s’aperçut qu’il était encore vêtu comme lors de sa conversation avec Catherine et en conclut qu’il ne devait pas s’être écoulé beaucoup de temps depuis le matin où elle l’avait quitté. Une sorte de fièvre de volonté enflammait son sang. En tâtant le long du mur il trouva un grand clou fiché en haut de la cloison contre laquelle était rangé son lit, et s’y suspendant de tout le poids de son corps il se dressa et parvint avec peine jusqu’à une certaine fente qui filtrait dans la chambre une très faible lumière. Il appliqua un de ses yeux à cette fente et se mit à regarder en retenant sa respiration. »

Il a quand même un ami (rencontré par hasard dans la rue un an auparavant) : 

« Ils prirent un cabinet particulier, Yaroslav Iliitch commanda une zakouska [9], de la vodka [10], puis s’assit et se mit à contempler Ordinov avec affection.

– J’ai beaucoup lu, commença-t-il d’une voix insinuante. J’ai lu tout Pouchkine.

Ordinov, toujours distrait, le regarda.

– Quelle étonnante connaissance de la passion ! Mais avant tout permettez-moi de vous remercier. Vous m’avez fait tant de bien en me suggérant avec votre noblesse naturelle des pensées justes !…

– Vous exagérez.

– Non pas ! non pas ! J’aime la justice, et je suis fier d’avoir au moins gardé ce sentiment.

– Voyons, vous n’êtes pas juste pour vous-même ! Et quant à moi, ma foi…

– Non, c’est la vérité même ! répliqua chaleureusement Yaroslav Iliitch. Que suis-je en comparaison de vous, voyons ?

– Oh ! oh !…

– Mais si !

Il y eut un silence. »

STEGNKA RAZINE : à plusieurs fois évoqué par Dostoïevski. : 

Stepan (Stenka) Timofeïevitch Razine (en russe : Степан (Стенька) Тимофеевич Разин, en ukrainien : Степан Тимофійович Разін) (1630-1671) est un chef cosaque, qui mena un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste dans le sud de la Russie. (Wikipédia)

Cosaque du Don qui dirigea le soulèvement des paysans et des populations de la Volga, notamment les Mordves, contre le gouvernement tsariste. Né dans le village de Zimoveïski sur le Don, d'une famille aisée, Stenka Razine, homme pieux (il fit deux pèlerinages, en 1652 et 1661, au monastère Solovetski et à Moscou en mémoire de son père), se destinait à une carrière diplomatique et militaire chez les Cosaques du Don : de 1660 à 1662, il fait partie des ambassades russes et cosaques qui cherchent à gagner l'alliance des princes kalmouks contre les Tatars de Crimée ; en 1663, grâce à cette alliance, il parvient à battre ces mêmes Tatars près de Perekop.

Toutefois, dès cette époque, il se rend compte de l'attitude méprisante de l'administration moscovite à l'égard des Cosaques ; en 1665, le prince Iouri Dolgorouki, commandant en chef de l'armée contre les Polonais, fait exécuter son frère Ivan. Dès lors, Razine éprouvera une haine farouche à l'encontre du pouvoir tsariste et demeurera animé d'un profond désir de vengeance. (Universalis).

"Stenka Razine, le Robin des Bois russe"

Je recommande cette source pour en savoir plus : http://www.revuemethode.org/m101817.html

une zakouska est une mise en bouche, un hors-d’oeuvre, une entrée, etc.



« – Mais vous ne buvez pas, remarqua-t-il quand son émotion fut calmée.

– Je ne puis, je suis malade.

– Malade ? oui, en effet. Et depuis quand ? Voulez-vous que je vous indique un médecin qui vous guérirait ? Voulez-vous ? Je vais aller moi-même chez lui… Un très-habile homme…

Yaroslav Iliitch prenait déjà son chapeau.

– Merci, je n’aime pas à me soigner, et j’ai peur des médecins. »

« – Voyez-vous, on dit que cet homme a été très-riche. Il était commerçant, comme vous l’avez sans doute entendu dire. Mais il a été ruiné. Pendant un orage plusieurs de ses barques chargées de marchandises ont coulé. Sa fabrique, confiée, je crois, à « un de ses plus proches parents, a été incendiée, et ce parent a péri dans l’incendie. Convenez que voilà de terribles malheurs ! Alors, dit-on, Mourine est tombé dans un grand désespoir. On craignit pour sa raison, et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand qui avait aussi des barques sur le Volga, il se montra tout à coup si bizarre que tout ce qu’il fit par la suite fut attribué à la folie. Avis que je partagerais volontiers. J’ai entendu parler avec détail de quelques-unes de ses singularités. Enfin il lui arriva un dernier malheur, une vraie fatalité qu’on ne peut expliquer que par l’influence maligne de la destinée.

– Quoi donc ?

– On dit que, dans une crise de folie, il a attenté à la vie d’un jeune marchand que jusqu’alors il affectionnait beaucoup. Il en fut si désolé quand il revint à lui qu’il était au moment de se donner la mort. Voilà du moins ce qu’on raconte. J’ai moins de renseignements sur ce qu’il fit ensuite. On croit cependant qu’il se soumit pendant de longues années à une pénitence religieuse… Mais qu’avez-vous, Vassili Mikhaïlovitch ? Mon récit vous fatigue…

– Non, non ! Au nom du ciel « ! Continuez, continuez… Vous disiez qu’il a fait une pénitence religieuse. Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul. Du moins nul autre n’était mêlé à cette affaire. Du reste, à part cela, je ne sais plus rien, si ce n’est…

– Si ce n’est ?…

– Je sais seulement… c’est-à-dire… non, je n’ai plus rien à ajouter… Je voulais seulement vous prévenir que si vous trouviez en lui quelque chose d’extraordinaire, sortant du cours normal des choses, eh bien ! il faudrait penser que tout cela est une conséquence de ses nombreux malheurs.

– Il est très-religieux, un vrai bigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mikhaïlovitch. Il a tant souffert ! Moi, je crois qu’il a bon cœur.

– Il n’est plus fou, maintenant, n’est-ce pas ? Il est sain d’esprit.

– Oh ! certes. Je puis vous le garantir, j’en jurerais, il a le plein usage de ses facultés. Seulement,« comme vous l’avez remarqué avec justesse, il est très-étrange et très-religieux. C’est même un homme fort intelligent. Il parle bien, avec franchise, avec adresse. Sa vie tourmentée est écrite sur son visage. Ah ! c’est un curieux homme, très-versé dans les livres.

– Ne lit-il pas sans cesse des livres de piété ?

– Oui-da ! c’est un mystique.

– Comment ?

– Oui, c’est un mystique. Je vous dis cela entre nous, et je puis même ajouter qu’on l’a sévèrement surveillé pendant un certain temps. Cet homme avait une influence redoutable sur ceux qui venaient le consulter. »

Le vieux a un don de voyance : 

« – Je n’ose pas le croire, mais on dit que la prédiction se réalisa. Il a un don, voyez-vous, Vassili Mikhaïlovitch… Vous riez ? Je sais que vous êtes bien plus savant que moi, mais je crois en lui, ce n’est pas un charlatan. Pouchkine lui-même rapporte une histoire pareille… »

« Eh quoi ! tout cela, n’était-ce pas un songe ?… Mais aussitôt toute la scène dernière entre elle et lui revint à sa mémoire, se rejoua devant son imagination, et il revit Catherine si triste, oh ! si triste ! il crut de nouveau sentir sur ses lèvres cette chaude haleine, – et ces baisers !…

Il ferma les yeux et s’oublia dans une sorte de demi-sommeil…

… Une horloge sonna au loin. Il était tard. La nuit tombait…

Tout à coup, dans son demi-sommeil, il lui sembla qu’elle se penchait encore sur lui, qu’elle le regardait avec ses yeux merveilleusement clairs, étincelants de larmes de joie, ses yeux doux et clairs comme la coupole azurée du ciel immense par une belle journée. Et tout son visage était si lumineux, son sourire brillait d’un bonheur si profond, elle se penchait avec un élan si enfantin et si amoureux à la fois sur les épaules d’Ordinov que, succombant à la joie, il poussa un gémissement. Elle lui parla, elle lui dit de tendres paroles, et il reconnut cette musique qui vibrait dans son cœur. Et il aspirait avidement l’air échauffé, électrisé par l’haleine de la jeune fille. Il tendit les bras, soupira, ouvrit les yeux…

Elle était là, penchée sur lui, éplorée, frémissante d’émotion, pâle de terreur. Elle lui parlait, elle implorait de lui quelque chose, tantôt en joignant les mains, tantôt en le caressant de ses bras nus. Il la saisit, l’attira contre lui, et elle s’abattit toute frémissante sur sa poitrine. »

Chapitre 4

« Qu’as-tu ? qu’est-ce ? dit Ordinov, complètement revenu à lui et tenant toujours la jeune fille serrée dans une étroite étreinte. Qu’as-tu, Catherine ? Qu’as-tu, mon amour ?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, le visage caché dans la poitrine du jeune homme. Longtemps encore elle fut incapable de parler, toute secouée par un tremblement nerveux.

– Je ne sais pas ! dit-elle enfin, suffoquée par les larmes, je ne sais pas, répéta-t-elle d’une voix à peine intelligible. Je ne me rappelle pas comment je suis entrée chez toi… – Et elle se blottit plus étroitement encore contre lui, et comme contrainte par une influence irrésistible, elle lui baisa les épaules, les mains et la poitrine, puis, terrassée par le désespoir, elle se laissa tomber à genoux, couvrit son visage de ses mains et appuya sa tête sur les genoux du jeune homme. »

« Écoute, dit-elle en cessant brusquement de pleurer, je ne suis pas venue chez toi pour rien. Ce n’est pas pour rien qu’il m’était si pénible de rester seule… Ne pleure plus, ne pleure plus pour le chagrin des autres ! Garde tes larmes pour tes « jours noirs [14] », quand tu seras malheureux et seul, sans personne pour te consoler… Écoute : as-tu une liouba [15] ?

– Non… Je n’en avais pas… avant toi.

– Avant moi ?… Tu m’appelles ta liouba, alors ?

Sa physionomie exprimait le plus profond étonnement. Elle voulut parler, puis y renonça et baissa les yeux. Elle rougissait, ses yeux s’éclairaient plus étincelants à travers les larmes qui perlaient encore à ses cils. Avec une sorte de malice mêlée de honte elle jeta un coup d’œil sur Ordinov et aussitôt baissa de nouveau les yeux.

– Non, ce n’est pas moi qui serai ta première liouba, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle, pensive, tandis qu’un sourire entr’ouvrait ses lèvres. Non ! dit-elle encore en riant, cette fois, franchement, ce n’est pas moi, frère, qui serai ta lioubouschka.

Elle leva les yeux ; à sa gaieté soudaine avait succédé une mélancolie si désespérée, elle était de nouveau en proie à une telle agitation qu’une immense pitié, la pitié irraisonnée qu’excitent les malheurs inconnus, s’empara d’Ordinov, et il considéra Catherine avec une ineffable angoisse.

– Écoute ce que je veux te dire, dit-elle en prenant dans ses mains celles du jeune homme et en s’efforçant de réprimer ses sanglots, écoute bien, écoute, ma joie ! Retiens ton cœur, aime-moi, mais autrement. Tu t’épargneras ainsi bien des malheurs, tu te sauveras d’un ennemi terrible, et tu auras une « sœur au lieu d’une liouba. Je viendrai chez toi si tu veux, et je te caresserai, et je ne regretterai jamais de t’avoir connu. Sais-tu ? Depuis deux jours que tu es malade je ne t’ai pas quitté ! Prends-moi donc pour ta petite sœur. Ce n’est pas en vain que je t’ai appelé frère ! Ce n’est pas en vain que j’ai prié pour toi la Vierge en pleurant ! Tu ne trouveras jamais une sœur pareille. Ah ! une liouba ! puisque c’est une liouba que ton cœur demande… tu pourrais chercher dans le monde entier, tu ne trouverais pas une telle liouba. Et je t’aimerais toujours comme maintenant ; je t’aimerais parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, dès le premier jour, j’ai compris que tu serais l’hôte de ma maison, l’hôte désiré ! (Et ce n’était pas inutilement que tu demandais à entrer chez nous !) que je t’aimerais parce que tes yeux, quand tu me regardes, sont aimants et disent ton cœur. Quand ils parlent, tes yeux, je sais tout ce qui se passe en toi. Et c’est pourquoi je voudrais te donner pour ton amour ma vie et la chère petite liberté [16], car il est doux « d’être même l’esclave de celui dont on a le cœur… Mais ma vie n’est plus à moi, et la chère petite liberté est perdue. Prends-moi pour ta sœur et sois mon frère. Que je puisse être près de ton cœur si de nouveau les chagrins et la maladie t’accablent. Seulement fais que je puisse venir sans honte et sans regret chez toi, et passer avec toi, comme aujourd’hui, toute la longue nuit… M’as-tu entendue ? m’as-tu ouvert ton cœur comme à une sœur ? m’as-tu comprise ?…

Elle voulait parler encore, elle le regarda, mit une main sur l’épaule du jeune homme et enfin, épuisée, tomba sur sa poitrine. Sa voix mourut dans un sanglot passionné. Son sein s’agitait, son visage rayonnait comme l’étoile du soir.

– Ma vie !… murmura Ordinov.

Sa vue se troublait, la respiration lui manquait.

– Ma joie !…

Il ne savait quel mot dire, il tremblait de voir son bonheur se dissiper en fumée ; il se croyait le jouet d’une hallucination, tout se troublait devant ses yeux. 

« – Ma reine !… Je ne puis te comprendre, je ne sais plus ce que tu viens de me dire, mes idées se perdent, mon cœur me fait mal…

Sa voix s’éteignit. Catherine se serra plus près de lui. Il se leva, et, accablé, brisé, épuisé, il tomba à genoux. Sa poitrine était soulevée par les sanglots, et sa voix, sortant droit de son cœur, tremblait comme une corde de violon, de toute la plénitude d’un transport inconnu, d’un transport et d’un bonheur inconnus !

– Qui es-tu, ma chérie ? d’où viens-tu, ma colombe ? disait-il en s’efforçant de retenir ses sanglots. De quel ciel as-tu volé dans le mien ? Il me semble vivre dans un songe, je ne puis croire à ton être… Mais ne me fais pas de reproches, laisse-moi parler, laisse-moi tout te dire, tout… Il y a longtemps que je voulais te parler !… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie ?… Comment as-tu trouvé le chemin de mon cœur ? Y a-t-il longtemps que tu es ma sœur ?… Dis-moi toute ton histoire, comment tu as vécu jusqu’à cette heure, le nom de l’endroit où tu habitais, qui tu as d’abord aimé, quelles étaient tes joies et tes tristesses… Vivais-tu dans un pays chaud, sous un ciel pur ?… Qui aimais-tu ? qui t’aimait avant moi ? Vers qui pour la première fois ton âme a-t-elle crié ?… Avais-tu une mère ? Te caressait-elle quand tu étais petite fille ? Ou, comme les miens, tes premiers regards se sont-ils perdus dans un désert ? As-tu toujours vécu comme aujourd’hui ? Quelles étaient tes espérances ? quel avenir rêvais-tu ? Lesquels de tes désirs ont été réalisés et lesquels trompés ?… Dis-moi tout !… Pour qui ton cœur de jeune fille se troubla-t-il pour la première fois ? à qui l’as-tu donné ?… Et que faut-il donner pour l’obtenir ? Que faut-il donner pour t’avoir ?… Dis-moi, ma lioubouschka, ma lumière, ma petite sœur, dis-moi comment je pourrai arriver à toucher ton cœur !…

Ici sa voix se brisa de nouveau, et il pencha son front. Mais quand il leva les yeux, une terreur muette le glaça subitement, et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête.

Catherine était blême, immobile, les lèvres bleues comme celles d’une morte, le regard fixe et « voilé. Elle se leva lentement, fit deux pas, et avec un cri déchirant tomba devant l’image. Des paroles sans suite s’échappèrent de sa bouche, enfin elle s’évanouit. Ordinov, épouvanté, la releva et la porta sur son lit, et il resta près d’elle, interdit, ne sachant que faire. Un instant après, elle ouvrit les yeux, se souleva sur le lit, regarda autour d’elle, puis, saisissant la main d’Ordinov, elle l’attira à elle en s’efforçant de parler. Mais la voix lui manqua. Enfin elle éclata en sanglots. Ses larmes brûlaient la main d’Ordinov.

– J’ai mal, oh ! que j’ai mal ! bégaya-t-elle avec une peine infinie. Oh ! je vais mourir…

Elle voulait parler encore, mais sa langue se roidit et ne put articuler un seul mot. Elle regarda avec désespoir Ordinov, qui ne la comprenait pas. Il s’approcha davantage et tâcha d’écouter… Enfin, il entendit qu’elle disait d’une voix basse, mais nette :

– Ensorcelée ! on m’a ensorcelée ! perdue !

Ordinov leva la tête et considéra la jeune fille avec un étonnement farouche. Une pensée terrible lui traversa l’esprit et se traduisit sur son visage par un frémissement convulsif.

– Oui, ensorcelée, continua-t-elle, le méchant homme m’a ensorcelée, lui, c’est lui qui m’a perdue« !… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi donc, pourquoi m’as-tu rappelé ma mère ? Pourquoi me tourmenter, toi aussi ? Que Dieu te juge et te pardonne !

Elle se remit à pleurer.

– Il dit, – reprit-elle tout bas avec un accent mystérieux, – que quand il sera mort, il viendra chercher mon âme pécheresse… Je suis à lui, il m’a pris mon âme… et il me tourmente ! Il me lit dans les livres… Tiens, regarde, voici son livre ! voici son livre !… Il dit que j’ai commis un péché mortel… Regarde, regarde donc…

Elle lui tendait un livre. Ordinov ne remarqua pas d’où elle le tirait, il le prit machinalement et l’ouvrit. C’était un volume comparable à ceux des vieux Raskolniki [17]. Mais il ne pouvait fixer son attention, le livre lui tomba des mains. Il étreignit doucement Catherine et s’efforça de la calmer.« – Allons, disait-il, on t’a fait peur, mais je suis auprès de toi maintenant, repose-toi de tout sur moi, ma sœur, mon amour, ma lumière.

– Tu ne sais rien, rien ! – répondit-elle en crispant ses mains autour de celles d’Ordinov, – je suis toujours ainsi !… J’ai toujours peur… Et alors je vais chez lui. Parfois, pour me rassurer, il fait des incantations, parfois il prend son livre, le plus grand, et lit sur moi. Ce sont toujours des choses graves, terribles ! Je ne sais trop quoi, je ne comprends pas toujours, mais ma peur redouble. Il me semble que ce n’est pas lui qui parle, mais quelqu’un de méchant, qu’on implorerait en vain, que rien ne pourrait apaiser, et je me sens un poids, un poids sur le cœur !… Et je souffre plus alors, bien plus qu’auparavant !

– Ne va donc pas chez lui ! Pourquoi y vas-tu ?

– Et pourquoi suis-je venue chez toi ? Je ne le sais pas davantage… Il me dit : Prie ! prie ! Et je me lève, dans le noir de la nuit, et je prie longtemps, longtemps, des heures entières. Souvent je meurs de sommeil, mais la peur me tient éveillée, et alors il me semble« qu’un orage s’amoncelle contre moi, qu’un malheur me menace, que les méchants veulent me tuer, et que les saints et les anges refusent de me défendre… et je me remets à prier, à prier, jusqu’à ce que l’image de la Madone me regarde avec miséricorde. Alors je vais me coucher, comme morte. Mais quelquefois je m’endors par terre, à genoux devant l’image, et quelquefois aussi c’est lui qui me réveille : il m’appelle, il me caresse, il me rassure, et je me sens mieux, je me sens forte auprès de lui et je ne crains plus le malheur. Car il a la puissance ! Il y a une vertu dans sa parole !

– Mais quel malheur peux-tu craindre ? Quel malheur ?

Catherine pâlit encore. Ordinov crut voir un condamné à mort qui n’attend plus de grâce.

– Moi ? je suis une fille maudite ! J’ai tué une âme ! Ma mère m’a maudite ! J’ai fait le malheur de ma propre mère !…

Ordinov l’étreignit en silence. Elle se serra contre lui avec un tremblement convulsif.

« – Je l’ai enfouie dans la terre humide [18], reprit-elle en frissonnant aux visions de l’irrémissible passé. – Il y a longtemps que je veux parler. Mais il me le défend toujours ; il me supplie de me taire, et pourtant, par ses reproches, par ses colères, c’est lui-même quelquefois qui ranime toutes mes souffrances. C’est mon ennemi, mon bourreau. Et dans la nuit tout me revient, comme à présent… Écoute, écoute ! – Il y a longtemps déjà que tout cela est arrivé, il y a bien longtemps ! Je ne sais même plus quand, et pourtant je revois tout comme si c’était d’hier, comme un rêve de la veille qui m’aurait serré le cœur durant toute la nuit. Le chagrin abrège le temps… Mets-toi, mets-toi plus près de moi. Je te dirai tout mon malheur, et si tu peux m’absoudre, moi qu’une mère a maudite, je te donnerai ma vie.

Ordinov voulut l’interrompre, mais elle joignit les mains en lui demandant de l’écouter au nom de son amour, et, dominée par une toujours croissante inquiétude, elle se mit à parler. Ce fut un récit sans suite, le flux et le reflux d’une âme en tempête. Mais Ordinov comprit tout, car leurs vies s’étaient mêlées, et leurs malheurs ; et dans chacune des paroles de Catherine, il voyait, reconnaissait son propre ennemi. N’était-ce pas le vieillard de ses rêves d’enfant, – Ordinov le croyait, – qui tyrannisait cette pauvre âme de naïve jeune fille et la profanait avec une inépuisable méchanceté ? 

Toute l’histoire (registre fantastique) : Katerina, Katia a vendu son âme au vieillard qui a tué son père et lui a fait tuer sa mère (selon elle) et elle lui appartient depuis.

« Mon plus grand chagrin, celui qui me rend l’âme amère, c’est que je suis l’esclave enchantée de ma honte, c’est que j’aime mon opprobre, c’est que je me complais comme en un bonheur au souvenir de mon déshonneur ! Voilà ma misère ! Mon cœur est sans force et sans colère contre mon péché… »

« Lioubouchska, sœur, me dit-il après avoir échangé avec moi quelques paroles, je suis Alioscha, ton fiancé. Te souviens-tu que les vieillards nous ont fiancés quand nous étions encore enfants ? M’as-tu oublié ? Rappelle-toi, je suis de ton pays…

– Et que dit-on de moi dans notre pays ?

Alioscha sourit.

– On raconte que tu te conduis mal, me répondit-il, que tu as oublié ta vertu de jeune fille et que tu vis avec un brigand, un preneur d’âmes.

– Et toi, que dis-tu de moi ?

Il tressaillit.

– Je ne disais rien de bon, je ne disais rien de bon… Mais je me tais depuis que je te vois. Ah ! tu m’as perdu ! Achète-moi donc, toi aussi, mon âme, prends-la, prends mon cœur, belle fille, joue-toi de mon amour. Je suis orphelin, maintenant, je suis mon maître, mon âme n’appartient qu’à moi. Je n’ai pas fait comme une certaine fille qui a tué en elle le souvenir, je n’ai pas vendu mon âme. Et que disais-je : Achète-la ! Elle n’est pas à vendre, je la donne pour rien : c’est par-dessus le marché ! »

« – Je m’en souviens, dis-je.

– Tu te souviens donc aussi, n’est-ce pas ? d’un certain pacte ; comment un homme de cœur expliqua à une belle fille de quelle manière, quand il ne lui plairait plus, elle pourrait lui reprendre sa chère liberté ?

– Je m’en souviens aussi.

Je ne savais plus si je vivais ou si j’étais morte.

– Tu t’en souviens aussi ? eh bien, voici que nous sommes un de trop dans ce bateau. L’heure de l’un de nous a sonné. Dis-nous donc, ma chère, dis-nous, ma colombe, duquel des deux c’est l’heure, ne dis qu’un mot…

Je n’ai pas dit ce mot…

Catherine n’acheva pas. »

Chapitre 5

« – Il est amer de commencer à se contenter du passé, dit le vieillard mélancoliquement. Le passé, c’est comme le vin bu. Qu’y a-t-il de bon dans le passé ? c’est un cafetan usé : on le jette ! »

« – Donne-moi ta petite main, ma beauté, donne : je vais te dire l’avenir. Je suis en effet un sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine, ton cœur d’or ne t’a pas menti, car je suis en effet son sorcier, je lui dirai la vérité, à lui, le simple et le naïf. Tu n’as oublié qu’une chose : je puis dire la vérité, mais je ne puis donner l’intelligence et la sagesse. »

« Il n’y a pas de malheurs pour les cœurs faibles »

« – Si tu seras aimée ?… Tu ne seras pas l’esclave de celui qui t’aimera. C’est toi qui lui prendras sa liberté pour ne jamais la lui rendre. Mais quand tu voudras l’aimer à ton tour, tu ne le pourras. C’est un grain que tu auras semé, et un ravisseur viendra, et il prendra tout l’épi. »

« – Et vis au gré de la vie ! s’écria-t-il. Ce qui est passé, jette-le par-dessus ton épaule… »

« Mais en ce même instant une pensée sinistre s’empara de lui, et ce fut comme si le diable lui-même lui murmurait à l’oreille que cette pensée était précisément celle de Catherine…

– Je vais donc t’acheter, ma beauté, chez ton marchand, puisqu’il faut que l’acheteur donne son âme pour conclure le marché. Et le sang qui sera versé, ce n’est pas le marchand qui le versera !…

Un rire immobile, un rire qui mettait à Ordinov la mort dans l’âme, ne quittait pas le visage de Catherine. Hors de lui, presque inconscient, il s’appuya d’une main au mur et décrocha un antique poignard. De l’étonnement, mais aussi – et pour la « première fois – du défi apparurent dans les yeux de Catherine, et il sembla à Ordinov que quelqu’un lui saisissait la main et la poussait à consommer l’acte de folie. Il dégaina le poignard. Catherine l’observait, sans bouger, sans respirer.

Il regarda le vieillard.

Et il crut voir que le vieillard ouvrait un œil, lentement, et qu’il y avait un rire moqueur au fond de cet œil. Leurs regards se rencontrèrent. Ordinov se tenait immobile. Tout à coup, il lui sembla que le rire avait gagné tout le visage ; il lui sembla que ce rire glacial et meurtrier éclatait dans la chambre… Il tressaillit, le poignard glissa de ses mains à terre et retentit en tombant. Catherine jeta un cri, comme si elle s’éveillait d’un cauchemar. Mourine se leva, sans hâte, et repoussa du pied le poignard dans un coin de la chambre. Catherine, sans un mouvement, se tint droite, les yeux fermés, le visage convulsé ; puis elle étreignit sa tête dans ses mains et tomba presque inerte, en criant d’une voix déchirante :

– Alioscha ! Alioscha !…

Mourine la saisit dans ses bras puissants et la serra contre sa poitrine avec une incroyable violence. Mais, quand elle eut caché sa tête sur tête sur le cœur de cet homme, chacun des traits du visage du vieillard se mit à rire d’un rire si effronté, si cynique, que tout l’être d’Ordinov en frémit. L’esprit de trahison et de supercherie, la tyrannie systématique et jalouse, voilà ce que révélait clairement l’impudence de ce rire…

– Folle ! murmura-t-il.

Et il se hâta de sortir de la maison. »

Chapitre 6

« Yaroslav Iliitch luttait contre une émotion inaccoutumée, tout en regardant fixement Mourine.

– Vous le savez vous-même, barine, c’est une baba [23] maladive et naïve. Moi-même, c’est à peine si je me tiens debout…

– Mais je suis tout prêt, interrompit Ordinov avec impatience. Assez là-dessus, je vous en prie. Finissons-en aujourd’hui même, tout de suite si vous voulez…

– Non… c’est-à-dire… Barine, nous sommes très-contents de vous avoir. (Mourine salua très-bas.) Mais ce n’est pas de cela que je veux parler, barine, il faut que je vous dise une chose. Elle m’est un peu parente, de bien loin ! au quinzième degré, comme on dit… C’est-à-dire… mais ne méprisez pas notre langage, barine, nous sommes des gens obscurs… Or, depuis son enfance, elle est comme vous l’avez vu. Une petite tête malade ! Ça a vécu dans la forêt, grandi avec les bourlakis, une fille de moujik. Leur maison prit feu. Sa mère, barine, mourut dans l’incendie, et son père aussi. Je vous dis cela, parce qu’elle pourrait vous avoir raconté je ne sais quoi… Moi, je la laisse dire tout ce qu’elle veut. Elle a été examinée par le conseil chi-rur-gi-cal à Moscou… Pour tout dire, barine, la tête n’y est plus… Je lui donne l’hospitalité. Nous vivons, nous prions Dieu, nous espérons en la bonté suprême. Je tâche de ne la contredire en rien.

Le visage d’Ordinov s’altérait. Yaroslav Iliitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre avec inquiétude.

– Mais ce n’est pas encore là, barine, ce que je voulais vous dire, reprit Mourine en hochant la tête. – Cette fille-là, c’est un vrai coup de vent, une perpétuelle tempête. Quelle tête aimante, ardente ! Il lui faut toujours un bon ami, si j’ose ainsi dire, un amoureux. C’est ce qui l’a rendue folle. Je l’ai un peu calmée en lui racontant des histoires, c’est-à-« dire… Ah ! oui, je l’ai bien calmée ! Eh bien, barine, j’ai parfaitement vu – excusez la naïveté de mon langage, continua Mourine en s’inclinant très-bas et en essuyant sa barbe avec sa manche, – j’ai parfaitement vu qu’elle était amoureuse de vous. Et vous, je veux dire Votre Altesse, c’est bien aussi par amour que vous vouliez rester près d’elle…

Yaroslav Iliitch regarda Mourine : évidemment il désapprouvait ses incohérents discours.

Ordinov se contint à peine.

– Non, barine, je ne voulais pas dire cela : mais, barine, un simple moujik !… Car nous sommes des gens bien obscurs, nous, barine ; nous sommes vos serviteurs. (Mourine salua très-bas.) Et comme nous allons prier Dieu pour vous, ma femme et moi !… Que nous faut-il ? Du pain et de la santé. Mais dans le cas présent, barine, que faire ? Faut-il me pendre ? Jugez-en vous-même, barine, c’est une affaire très-simple. Que voulez-vous que nous devenions si elle prend un amant ? Le mot est un peu vif, barine, passez-le-moi : n’oubliez pas que c’est un moujik qui parle à un barine. Vous êtes jeune, Votre Altesse, vif, ardent ; « elle aussi est jeune, monsieur, c’est une enfant naïve : en faut-il beaucoup pour un péché ? Songez donc que c’est une belle baba, forte, rouge, et moi, je suis un vieillard épileptique… Mais je saurai la calmer par des contes quand Votre Grâce sera partie ; oui, oui, je saurai la calmer. Et combien, ma femme et moi, nous allons prier Dieu pour Votre Grâce !… Non, je ne puis dire combien ! et quand vous l’aimeriez, monsieur, ce n’en serait pas moins une femme de moujik, une baba mal décrassée ! Et ce n’est pas votre affaire, mon petit père barine, une femme de moujik… et comme nous allons prier Dieu pour vous !… comme nous allons prier pour vous !…

Mourine salua très-bas, très-bas, et resta longtemps ainsi, n’en finissant plus d’essuyer sa barbe.

Yaroslav Iliitch ne savait où se mettre.

« – Le brave homme ! – risqua-t-il pour dissimuler son trouble. – Comment avez-vous pu avoir un malentendu avec lui, Vassili Mikhaïlovitch !… Mais on m’a dit que vous avez encore été malade, ajouta-

– Le brave homme ! – risqua-t-il pour dissimuler son trouble. – Comment avez-vous pu avoir un malentendu avec lui, Vassili Mikhaïlovitch !… Mais on m’a dit que vous avez encore été malade, ajouta-t-il les larmes aux yeux et en regardant Ordinov avec un embarras infini.


– Oui… Combien vous dois-je ? demanda vivement Ordinov à Mourine.

– Voyez, barine, mon petit père, voyez ! Nous ne « sommes pas les vendeurs du Christ ! Pourquoi tant vous offenser, monsieur ? n’en avez-vous pas honte ? En quoi vous avons-nous donc offensé, nous, moi et ma femme ? Voyons !

– Pourtant, cela ne se fait pas, mon ami : il a loué chez vous. Comprenez donc que votre refus l’offense, intervint Yaroslav Iliitch se considérant comme obligé de démontrer à Mourine toute l’indélicatesse de son procédé.

– Voyons, voyons, monsieur, barine ! En quoi donc, je vous le demande une fois de plus, en quoi donc avons-nous offensé votre honneur ? Nous avons pris tant de peine pour vous servir que nous sommes fatigués ! Allez, allez, monsieur, allez, barine, que le Christ vous pardonne ! Sommes-nous donc des infidèles, des maudits ? Mais vous auriez vécu chez nous, vous auriez (pour votre santé, par exemple) partagé notre nourriture de moujik, vous auriez habité sous notre toit, et nous n’aurions rien trouvé à blâmer en tout cela, rien… Nous n’aurions pas dit un seul mot ! Mais le diable vous a poussé, je suis tombé malade, voilà ma patronne malade aussi, que faire ? Il n’y aurait personne pour vous servir ! et pourtant nous aurions tant voulu !… Mais aussi comme nous allons prier Dieu pour Votre Grâce, la patronne et moi, comme nous allons prier !

Mourine salua jusqu’à la ceinture.

Des larmes d’enthousiasme jaillirent des yeux d’Yaroslav Iliitch.

« – Quel noble trait ! s’écria-t-il : ô sainte hospitalité de la terre de Russie ! »

« Voici ce que je puis vous dire, barine, dans ma stupidité de moujik, voici, – continua-t-il en faisant encore deux pas en avant : – vous avez beaucoup trop lu, monsieur, vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit en russe, chez nous autres moujiks, vous êtes intelligent à devenir fou… »

« Tout à coup, parmi les voix il distingua celle de Mourine.

Ordinov leva la tête. Le vieillard se tenait devant lui. Son visage pâle était solennel et rêveur. Ce n’était plus l’homme qui l’avait si grossièrement raillé chez Yaroslav Iliitch. Ordinov se leva, Mourine le prit par la main et le tira de la foule.

– Il faut encore prendre tes hardes, dit-il en regardant de côté Ordinov. Ne te désole pas, barine, tu es jeune, pourquoi te désoler ?

Ordinov ne répondit pas.

– Tu es offensé, barine, tu es irrité : pourquoi ? Chacun défend son bien.

– Je ne vous connais pas, dit Ordinov, je ne veux rien savoir de vos mystères. Mais elle, elle !…

Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya du revers de sa main. Son geste, son regard, les frémissements convulsifs de ses lèvres blanchies, tout en lui présageait la folie.

– Je t’ai déjà dit, – répondit Mourine en fronçant les sourcils, – qu’elle est presque folle. Pourquoi et comment ?… Que t’importe ! Telle qu’elle est, je l’aime, je l’aime plus que ma vie et ne la céderai à personne, comprends-tu maintenant ?

Une flamme brilla dans les yeux d’Ordinov.

– Mais pourquoi… pourquoi suis-je comme mort ? Pourquoi mon cœur me fait-il souffrir ? Pourquoi ai-je connu Catherine ?

– Pourquoi ?

Mourine sourit et resta rêveur.

« – Pourquoi ? Je ne sais, – dit-il enfin. – Un cœur de femme n’a pas la profondeur de la mer. Tu l’apprendras par toi-même !… et c’est vrai, barine, qu’elle voulait s’enfuir avec vous de chez moi, c’est vrai, elle méprisait le vieillard, elle pensait lui avoir pris tout ce qu’il avait de vie… Est-ce que vous lui avez plu tout d’abord, ou le simple besoin de changement ? Pourtant je ne la contredis en rien : si elle voulait du lait d’oiseau [24], je lui en donnerais. Elle a de l’orgueil. Elle voudrait être libre, mais elle ne saurait que faire de sa liberté. Il vaut donc mieux, en somme, que les choses restent comme elles sont. Hé ! barine, vous êtes trop jeune, vous avez le cœur trop chaud : vous voilà comme une fille abandonnée qui essuie ses larmes avec sa manche. Oui, vous n’avez pas d’expérience, vous ne savez pas qu’un cœur faible est incapable de se conduire. Donnez-lui tout :il viendra et vous le rendra. Donnez-lui un royaume : il viendra se cacher dans votre bottine… Oui, il se fera assez petit pour cela. Donnez-lui la liberté, il se forgera lui-même de nouvelles chaînes. La liberté« n’est pas faite pour les cœurs faibles… Je vous dis tout cela parce que vous êtes si jeune ! Qui êtes-vous pour moi ? Venu, parti, vous ou un autre, que m’importe ? Dès le premier jour j’ai su comment tout cela allait se passer. Mais la contredire, je ne le devais pas : il ne faut pas risquer un seul mot de travers si l’on tient à son bonheur. Pourtant, barine, tout cela se dit, continua Mourine, en train de philosopher, – mais que fait-on ? Vous le savez vous-même, dans un moment de colère on prend un poignard ! Ou encore, on attaque son ennemi dans son sommeil et on lui déchire la gorge avec les dents ! Mais si alors on te mettait le poignard entre les mains et si ton ennemi t’ouvrait de lui-même sa poitrine, va ! tu reculerais !… »

« – Peut-être Ordinov avait-il conçu une idée originale, peut-être avait-il un bel avenir, du moins il l’avait cru, et une foi sincère est elle-même le premier gage de l’avenir. Mais maintenant, il riait de ses convictions et se désintéressait de tous ses grands projets.

Six mois auparavant il vivait dans sa création, tantôt y travaillant, tantôt, aux heures de fatigue, fondant sur elle – qu’il était jeune ! – d’immatérielles espérances. Son œuvre était une histoire de l’Église, et avec quel ardent fanatisme il en avait esquissé l’ébauche ! Maintenant il relisait ses plans, les remaniait ; il fit quelques recherches, puis il abandonna son idée, sans rien fonder sur ses propres ruines. Une sorte de mysticisme, de mystérieux fatalisme, envahissait son âme. Il souffrait, et implorait de Dieu le terme de ses souffrances. »

« Qu’étaient-ils l’un pour l’autre ?… Son cœur battait d’une colère impuissante en songeant à la tyrannie qui pesait sur ce pauvre être. Les yeux épouvantés de son âme tout à coup voyante suivaient la pauvre fille dans la chute progressive qu’on lui avait savamment et traîtreusement ménagée : comme on l’avait torturé, le faible cœur !comme on avait méchamment interprété contre lui les textes immuables ! comme on l’avait parfaitement aveuglé ! comme on avait avec adresse exploité la fougue de sa nature ! Et, peu à peu, voilà qu’on avait coupé les ailes de cette âme née libre et maintenant incapable de prendre son essor vers la vie vraie…

Ordinov devint plus sauvage encore. (Il faut avouer que ses Allemands ne le gênèrent en rien.) Il aimait errer par les rues, longtemps, sans but, choisissant surtout les heures obscures et les lieux éloignés et déserts. »

« Un triste soir de printemps morbide, et dans un de ces lieux funestes, il rencontra Yaroslav Iliitch.

Yaroslav Iliitch a visiblement maigri. Ses yeux si doux sont ternes. Il semble tout accablé. D’ailleurs, il est pressé, il court pour une affaire, ses vêtements sont mouillés et tachés de boue, et de toute la soirée la pluie n’a cessé de prendre pour une gouttière le nez, toujours honnête, mais un peu bleui, d’Yaroslav Iliitch. De plus, il a laissé pousser ses favoris. Précisément ces favoris imprévus et cette affectation d’éviter un ancien ami intriguèrent Ordinov. Il se sentit offensé, blessé, lui qui pourtant fuyait la pitié. Il aurait préféré qu’Yaroslav Iliitch fût encore cet homme d’autrefois, simple, naïf, un peu bête, avouons-le, mais qui, du moins, ne posait pas pour la désillusion et n’annonçait aucun projet de devenir plus intelligent. Et n’est-ce pas très-désagréable de retrouver tout à coup intelligent un sot que nous avons aimé autrefois précisément peut-être pour sa sottise ? D’ailleurs, la méfiance d’Yaroslav Iliitch ne dura pas. Tout désillusionné qu’il fût, il ne pouvait avoir perdu son caractère véritable, ce manteau que les vivants ne quittent que dans la tombe. Avec délices il fouilla comme autrefois dans l’âme de son ami. Il lui fit d’abord remarquer qu’il avait beaucoup à faire, puis « qu’il y avait longtemps qu’on ne s’était vu ». 

Mais soudain la conversation prit une étrange tournure. Yaroslav Iliitch parla de l’hypocrisie des gens en général, de l’instabilité du bonheur en ce monde et de cette futilité qu’est la vie. En passant il ne manqua pas de nommer Pouchkine, mais avec une indifférence très-marquée. Il parla de ses « bons amis » avec cynisme et s’emporta même contre la fausseté, contre le mensonge de ceux qui, dans le monde, s’appellent amis, alors que l’amitié sincère n’existe pas et n’a jamais existé. – Oui, vraiment, Yaroslav Iliitch est devenu intelligent. Ordinov ne le contredisait pas, mais il se sentait très-triste. Il lui semblait qu’il enterrait son meilleur ami. »

« Mais voici qui passe toute imagination : vous souvenez-vous du propriétaire ? Un homme pieux, honorable, d’extérieur si noble !…

– Eh bien ? »

« – Jugez d’après cela de toute l’humanité : c’était le chef de la bande ! N’est-ce pas incroyable ?

Yaroslav Iliitch était très-animé. Et il jugeait vraiment de toute l’humanité d’après cela : il ne pouvait faire autrement, c’était dans son caractère.

– Et les autres ? Et Mourine ? – demanda Ordinov à voix basse.

– Ah ! Mourine ! Mourine ! ce vénérable vieillard, si noble… mais permettez, vous m’éclairez d’une nouvelle lumière…

– Quoi donc ? En était-il aussi ?

L’impatience faisait bondir dans sa poitrine le cœur d’Ordinov.

– Mais non, que dites-vous là ? – reprit Yaroslav Iliitch en fixant sur Ordinov un regard de plomb (signe qu’il réfléchissait) : Mourine ne pouvait en être, puisque trois semaines auparavant il était parti avec sa femme pour son pays… J’ai appris cela du dvornik… le petit Tartare, vous vous rappelez ? »



CONCLUSION :
Est-ce que je trouve subjectivement que la lecture ce de livre est indispensable ? Non.