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lundi 1 novembre 2021

LA FILLE DE LA SUPÉRETTE, SAYAKA MURATA, JAPON, 2016.

La fille à la Supérette, Sayaka Murata, Japon, 2016, Prix Akutagawa (équivalent Goncourt).

Contexte : J'ai trouvé ce livre soit dans la rue, soit au rez-de-chaussée de mon immeuble, je ne sais plus ! Lu durant les vacances de la Toussaint 2021.

Thème : L’inadaptation à la société et ce qu’elle attend de nous : productivité, mariage et reproduction.

Résumé : C’est l’histoire d’une femme, Keiko Furukura, 36 ans et célibataire, qui dévoue son existence à son travail dans un konbini, autrement dit une supérette japonaise de quartier. Dans ce cadre, elle est une employée exceptionnelle, pleine de savoir-faire et d’initiatives efficaces. Hors de ce cadre, c’est une vieille fille qui vit d’un petit boulot, toujours pas mariée et sans enfants.

Sa vie bascule dans un premier temps quand elle accepte qu’un ancien collègue au chômage, Shiraha, vienne s’installer chez elle et dans un deuxième temps lorsqu’elle est obligée de prendre sa retraite, au bout de dix-huit ans de bons et loyaux services. 

Shiraha est un homme frustré et malveillant : frustré de ne pas être l’homme fort que les belles femmes désirent, tout en revendiquant le droit d’être un parasite de la société. Keiko devient alors une proie vulnérable idéale, un souffre-douleur à sa merci. Elle accepte en effet de vivre ce cauchemar parce qu’elle remarque que le regard de la société y compris de sa famille change de façon soudaine et bienveillante à son égard, depuis qu’on croit qu’elle est en couple...

On comprend au fur et à mesure de l’histoire que la protagoniste est une inadaptée de la société (par son manque d'ambition sociale malgré ses études, par son absence de frustration amicale, sentimentale, sexuelle) et que si le konbini la rassure autant, c’est parce que chaque chose y est répétitive et ritualisée. Le konbini est son seul refuge contre la société.

Avis : Bien que la cohérence de son propos soit imparable, je ne peux adhérer à la conclusion « heureuse » du récit. Par le million d’exemplaires vendu au Japon, j’en déduis que la pression insensée de la société sur l’individu y est pour beaucoup. Au début, le personnage principal considère l’uniforme de konbini en guise de masque social, afin que sa singularité ne soit pas démasquée. La fin s’empire lorsque la protagoniste évolue et finit par se considérer elle-même davantage comme une « vendeuse de konbini » qu’un être humain. Le konbini ne joue plus le rôle d'inclusion sociale (qu’il avait) mais a contrario de lieu d’affranchissement total du joug humain par un épanouissement physique et moral totalement dévoués au concept de supérette. On assiste bel et bien à une métamorphose kafkaïenne. Keiko devient le produit logique d’une déshumanisation de la société par la société elle-même envers les gens qui ne jouent pas le jeu social : elle devient un robot autonome et heureux. C’est affreux !
Je reconnais en revanche que le message est plus complexe qu'il n'y paraît. 

N.B. : L’auteure (née en 1979) a elle-même travaillé dans une supérette pendant 18 ans, ce qui lui permettait d’écrire ses romans, pour la plupart primés au Japon mais toujours pas traduits en français.

Citations :

Le patron du konbini, en parlant de Shiraha : « Sa vie est finie. Quel loser, un fardeau pour la société ! C’est le devoir de l’homme de contribuer à la bonne marche de la communauté, que ce soit par le travail ou en fondant une famille », p. 62.

Shiraha : « Cette boutique est remplie de minables, c’est toujours pareil avec les konbini, des ménagères dont le mari ne gagne pas assez, des freeters sans perspective d’avenir, et même les étudiants, ce sont les plus minables, ceux qui ne peuvent même pas décrocher un job de prof particulier, sans parler des travailleurs immigrés, tous des minables... », p. 66.

Shiraha : « Côté clientèle, ce n’est pas si mal, mais la plupart sont du genre dominantes. Vu que dans le quartier, il n’y a que de grandes entreprises, les femmes qui y travaillent sont toutes autoritaires, ça ne va pas. (…) Celles-là n’ont d’yeux que pour leurs collègues de bureau, elles ne me regardent même pas. Dans le fond, les choses n’ont pas changé depuis l’Antiquité. La plus jolie jeune fille du village épouse l’homme le plus apte à la protéger de ses muscles, laissant les individus les moins favorisés par la génétique se consolider entre eux. La société moderne n’est qu’une illusion ; notre monde n’a pas changé depuis l’ère Jômon. On a beau parler d’égalité entre les sexes... », p. 67 (Ère Jômon : -15 000 à 300 avant notre ère).

Shiraha : « J’ai passé ma vie à lire des manuels d’histoire pour comprendre pourquoi le monde allait si mal. Meiji, Edô, Heian, quelle que soit la période, le monde allait de travers. Même en remontant aussi loin que l’ère Jômon ! (Il abat le poing sur la table, renversant sa tasse au passage.) J’ai alors remarqué un truc : le monde n’a pas changé depuis l’ère Jômon. Les êtres inutiles sont éliminés. Les hommes qui ne chassent pas, les femmes qui ne produisent pas d’enfant. La société moderne a beau mettre en avant l’individualisme, toute personne qui ne contribue pas est écartée, neutralisée et pour finir, mise au ban de la communauté », p. 84

Shiraha : « Mais si on gratte la surface de notre société contemporaine, on trouve l’ère Jômon juste en-dessous. Les femmes se ressemblent autour de l’homme fort qui capture le gros gibier pour lui donner la plus belle fille du village en mariage. Si la chasse échoue, l’homme faible et inutile sera méprisé. Le système n’a pas du tout changé depuis. », p. 85

Idem : « À force de travailler à la supérette, tu vas finir vieille fille. Même vierge, tu as perdu ta primeur. Tu es repoussante. Si on était à l’ère Jômon, tu serais une de ces femmes esseulées qui errent sans but à travers le village et se flétrissent sans produire d’enfant. Tu n’es qu’un fardeau pour la communauté. En tant qu’homme, je peux toujours retourner la situation mais pour toi, c’est déjà trop tard », p.85.

Keiko : « Comme vous le disiez, le monde vit peut-être encore à l’ère Jômon. Les êtres inutiles à la communauté sont persécutés et bannis. Ce que je veux dire, c’est que le konbini fonctionne sur le même modèle. Tout employé inutile est viré. (…)

On n’a pas d’autre choix que de garder son poste le plus longtemps possible. Rien de plus simple : il suffit d’enfiler son uniforme et d’appliquer les règles du manuel. Il en va de même avec le monde à l’ère Jômon : si on enfile la peau d’une personne normale et qu’on applique les règles du manuel, la communauté nous laissera en paix. (...)

Autrement dit, il nous suffit d’interpréter le rôle d’un être fictif, une « personne normale » parmi les autres. De même qu’à la supérette, je joue le rôle d’un être fictif, une « vendeuse » parmi les autres », p. 87.

Keiko : « (…) Contrairement à vous, je me fiche de toutes ces choses. Je n’ai pas particulièrement d’amour-propre, je me contente très bien de suivre les règles de la communauté.

J’efface la période de ma vie où les gens me regardaient comme une anomalie. Une façon de me guérir, peut-être ?

Rien que ces deux dernières semaines, on m’a demandé quatorze fois: Pourquoi tu ne te maries pas ? Et douze fois : « Pourquoi toujours ce petit boulot ? » Autant commencer par éliminer la première question. », p. 88.

Shiraha : « Les gens ordinaires n’aiment rien tant que juger ceux qui sortent de la norme », p. 111.

Keiko : « J’ai enfin compris. Avant d’être un être humain, je suis une vendeuse de konbini. Même défaillante, même à la rue, mise au ban de la société, je ne peux plus fuir. Mon organisme tout entier est voué au konbini », p. 142.

« Envers et contre tous, je reste une vendeuse de konbini, proclamé-je. En tant qu’humain, certes, ta présence me facilite peut-être la vie et rassure mon entourage. Mais en tant qu’employée de supérette, je n’ai absolument pas besoin de toi ! », p. 142.

« Avisant ces bras et ces jambes conçus pour le konbini, il me semble pour la première fois avoir trouvé un sens à ma vie », p. 143. (je me demande si le mot originel en japonais est "ikkigaï" pour "sens à ma vie").

Biographie Wikipédia de l'auteure : "Sayaka Murata est la fille d'un juge et d'une femme au foyer. Elle a travaillé pendant presque dix-huit ans dans un konbini (supérette). Les horaires réguliers lui convenaient bien car elle pouvait écrire quand elle ne travaillait pas.


Biographie plus détaillée en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Sayaka_Murata

Note perso : J’ai deux collègues qui partagent cette obsession du masque ou plutôt la peur d’être démasqué : l’un gérait sa peur par la prise de cocaïne + divers médocs et l’autre, par des anti-anxiolytiques quotidiens. Comme je suis la seule à avoir eu le privilège de mieux les connaître et par la même occasion, leurs secrets, ils m'ignorent tous les deux au travail, de peur que je ne grille leur couverture professionnelle. Youpi.